Chroniques

par laurent bergnach

récital Joëlle Léandre
Bussotti – Cage – Druckmann – Jolas – Kanach – etc.

2 CD L’empreinte digitale (2018)
ED 13250
En dix-neuf pièces, Joëlle Léandre joue son propre travail et celui des autres

En octobre 2013, la contrebassiste et compositrice Joëlle Léandre (né en 1951) – également peintre – confiait au musicologue Guillaume Kosmicki : « vivre, c’est choisir. Mon monde sonore, je le choisis petit à petit, constamment. Ça fait quand même cinquante-quatre ans que je fais de la musique : c’est énorme ! Il a bien fallu respecter des éléments, mais aussi choisir, décider. C’est ce qui fait que je me trouve beaucoup plus vraie, en grande jubilation de cette trilogie que nous sommes : là-haut l’intellect, la pensée, le savoir, la mémoire ; au milieu la respiration, le cœur, l’âme (car il paraît qu’elle se trouve vers là) ; et en bas le corps et le sexe » (in Musiques savantes 1990-2015, Le mot et le reste, 2017) [lire notre critique de l’ouvrage].

Parmi ses choix artistiques, cette double réédition de CD parus chez Adda (1990) témoigne du dévouement aux compositeurs. « J’ai un tel respect de l’écriture ! », précise l’interprète (ibid.). Giacinto Scelsi (1905-1988) y est le plus joué, avec trois pièces : C’est bien la nuit (1972), Maknongan (1976) et Le réveil profond (1977). Après la première à l’expressivité quasi folklorique, la deuxième surprend par ses cris gutturaux lancés sur un fil instrumental assez stable, tandis que la troisième s’avère plus plaintive. De John Cage (1912-1992) sont réunis une adaptation de The Wonderful Widow of Eighteen Springs (1942) – conçu pour voix et piano fermé – et A flower (1950). On aime beaucoup la plus ancienne, que Léandre délivre d’une voix douce, profonde, en frappant le corps de son instrument, tandis que la plus récente réitère l’exercice en un chantonnement presque amérindien.

Jacob Druckman (1928-1996) n’est pas le plus connu de l’album. Élève de Copland au Berkshire Music Center (Lenox, Massachusetts), ce trompettiste de jazz étudie aussi à New York, puis à Paris. Il enseigne et compose, s’intéressant notamment à la musique électronique, au début des années soixante-dix. Un prélude électroacoustique peut d’ailleurs accompagner Valentine (1969), l’opus le plus long du disque, avec ses neuf minutes. Il s’avère assez animé, notamment par une présence vocale diversifiée qui va du chuintement à l’orgasme.

Trois créateurs vivants sont célébrés, dont Betsy Jolas (née en 1926). Celle qui présenta récemment son opéra Illiade l’amour [lire notre chronique du 12 mars 2016] conçoit trente ans plus tôt Épisode huitième (1985), élément d’un cycle pour pièces solistes, à l’énergie fanfaronne ou gémissante. En ce qui concerne Sylvano Bussotti (né en 1931), Naked Angel Face (1982) présente lui aussi un contraste, entre évanescence et manifestations telluriques. Enfin, le programme se clôt avec Sharon Kanach (date de naissance tue), célèbre pour son travail musicologique et d’assistanat auprès de Xenakis et de Scelsi [lire notre critique de l’ouvrage Les anges sont ailleurs…]. Là encore, l’expressivité est au rendez-vous, avec ses notes vocales tenues ou claquantes.

Forte d’une discographie où elle apparaît plus de cent cinquante fois – un tiers seulement est évoqué par une sélection sur son site personnel [voir lien] –, la native d’Aix-en-Provence est aussi légendaire pour ses improvisations. Elles se mêlent aux compositions dans une captation faite à Cincinnati (Ohio), les 14 et 15 novembre 1982. Pour leur éclat technique, esthétique ou émotionnel, on apprécie beaucoup de ces neuf titres – enfin dix, si l’on compte Réflexions, glissé dans le premier CD –, dont Cri qui, à l’instar d’une chanson de Kate Bush (All the love, 1982), explore le pouvoir affectif du message laissé sur un répondeur téléphonique, ou encore l’impayable Taxi qui, en moins de cinq minutes, prouve que l’imbécilité ne sera jamais, jamais du côté de la musique !

LB