Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Olga Kern
Balakirev – Liadov – Rachmaninov – Taneïev

1 CD Harmonia Mundi (2005)
HMU 907399
récital Olga Kern (piano)

Il y a quelques années, nous avions le plaisir d'entendre une jeune pianiste russe introduisant son récital par la fougueuse Sonate Op.36 n°2 écrite par Sergeï Rachmaninov en 1913, puis révisée en 1931. Aujourd'hui, Harmonia Mundi livre un enregistrement médusant réalisé par Olga Kern, cette artiste que ces pages ont évoquée plus d'une fois. Moins déflagrantes qu'au concert, les premières mesures de l'Allegro agitato offrent immédiatement un grand équilibre, et très vite une belle définition polyphonique. La pianiste donne un immense relief à sa lecture, tout en articulant avec grâce chaque phrase dont la respiration paraît complètement naturelle, même dans les passages les plus chaotiques. En coloriste affirmée, elle suggère des climats plus secrets, ce qui ne l'empêche pas, lorsqu'il le faut, de déployer des moyens orchestraux. Son jeu demeure toutefois d'une délicatesse infinie, remarquable dans les choses les plus tendres, et révèle une pensée musicale partie en plusieurs pupitres qui donne à imaginer ce que son art offrirait à certaines œuvres de Ravel, par exemple. Ouvrant le mouvement central dans une sonorité savamment feutrée et la gravité lourde d'un tempo las, elle éclaire d'une nuance très pertinente l'arrivée du second motif, donnant au chant ses inflexions les plus dramatiques en le préservant prudemment de tout sirop pathétique. Et c'est précisément ce qui fait l'excellence de son interprétation : une tenue digne que charpente une exigence endurante. N'hésitant pas à profiter des silences, Olga Kern use également d'un certain suspens qui, néanmoins, n'engendre aucune affectation. L'élan de l'Allegro molto final est ici saisissant, paraissant plus puissant que furieux, traversé d'une âpreté qu'une grande richesse de timbre sait dessiner. S'il faut parler technique, signalons également une pédalisation choisie et une accentuation intelligemment inventive.

Ce récital discographique se poursuit avec les Morceaux de fantaisie Op.3 écrits par un Rachmaninov d'une vingtaine d'années. On admirera le legato moelleux de l'Élegie désolée, l'obscurité nue du célébrissime Prélude en ut, la clarté exquise qu'Olga Kern offre à la Mélodie, ainsi que la délicieuse élégance prodiguée à la Sérénade. Mentions spéciales à la Polka abordée dans un sucre gentiment kitch, soit une manière très sérieuse de n'être pas sérieuse, et à l'art du paysage, virtuose et sensible, goûté dans Polichinelle qui donne envie d'entendre l'artiste dans les Tableaux d'une exposition.

Élève de Tchaïkovski, Sergeï Taneïev n'est pas le plus joué des musiciens russes ; nous vous conseillons, à ce propos, l'excellente Saison russe que l'Auditorium du Musée d'Orsay lancera dès le 27 septembre, en correspondance avec l'exposition L'Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle, et qui fera entendre, outre des raretés d'Arenski, Borodine, Glinka, Knaïfel, Medtner, Miaskovski et Rubinstein, sa Sonate pour violon et piano, ses Quatuor Op.20 et Quintette Op.30. On retrouve ici le Prélude et Fugue Op.29 qu'Olga Kern donnait lors de son dernier récital parisien [lire notre chronique du 20 janvier 2004] : intériorisant la langueur lyrique du Prélude, elle impose une sonorité plusmoderne qu'on s'y serait attendu à la Fugue, dans une articulation fluide et efficace dont le relief n'est pas exclu, signant une lecture précise, définie et opulente qui laisse songeur quant à l'approche qu'une telle artiste pourrait avoir de Chostakovitch et Bartók…

Incontestablement, l'interprétation d'Islamey, la fantaisie orientale de Mily Balakirev, est le passage le plus étonnant de cette galette. Olga Kern invente des sonorités d'instruments insoupçonnés et travaille jusqu'aux silences, avec une manière toute personnelle d'interroger l'introduction de cette redoutable pièce. Personne n'aborde cela ainsi, avec tant de nuances et de poésie, tout en assumant parfaitement la virtuosité convoquée. Peut-être pourrait-on parler d'un déplacement de la virtuosité, voire d'une élévation où le chant s'impose superbement. Car enfin, qui réussit à donner cette œuvre sans qu'elle paraisse exclusivement mécanique et brillante ? Il semble que cette version d'Islamey soit LA référence rêvée. Elle se trouve introduite par une lecture, qui se distingue par sa suavité et une phraséologie discrète, de Dans le jardin, une étude étonnante qui révèle à quel point le compositeur (1837-1910) sut être en avance sur Rachmaninov tout en partageant une certaine inspiration avec Rimski-Korsakov. Dans les courtes pièces d’Anatoli Liadov, Olga Kern déploie un éventail de nuances et de couleurs qui semble inépuisable – Prélude en ré bémol majeur Op.57 n°1 – et un raffinement exquis – Tabatière à musique Op.32, volontiers donné enbis de ses récitals.

Le mélomane pourra compléter l'écoute de ce disque que l'on n'hésite pas à distinguer d'une Anaclase ! par celle du Concerto n°1 de Tchaïkovski [lire notre critique du CD] et des transcriptions de Rachmaninov [lire notre critique du CD], deux enregistrements parus chez le même éditeur.

BB