Chroniques

par michel slama

récital Le Concert Spirituel
Bertin de la Doué – Campra – Cassané – Dauvergne – Francœur – etc.

1 CD Alpha (2019)
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L’opéra des opéras, un pasticcio sur des musiques baroques françaises

Après Un opéra pour trois rois, pasticcio autour de musiques créées sous les règnes de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, c’est à la naissance d’un opéra imaginaire que Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles (CMBV) nous invite. Sous son titre un peu pompeux, L’opéra des opéras est une riche compilation d’œuvres composées entre la fin du XVIIe siècle et la moitié du XVIIIe – pas moins de trente-trois extraits. Malgré cet écart temporel, ce nouveau pasticcio, cohérent et attachant, tient ses promesses par la qualité des interprètes et l’engagement du Concert Spirituel, sous la direction très inspirée d’Hervé Niquet. Si ce genre est aujourd’hui peu courant et peut paraître artificiel, le public de l’époque en était friand. Lully et Campra en furent les principaux acteurs.

L’intrigue, complexe comme d’accoutumée, convoque trois protagonistes et un chœur. La Princesse (Katherine Watson) aime et est aimée du Prince (Reinoud Van Mechelen) dont la Reine magicienne (Karine Deshayes), fort jalouse, est également éprise. Le jeune couple doit affronter de nombreuses péripéties, parfois héroïques : guerres, sorcellerie, actes de foi religieuse, tempêtes et songes… Mais l’amour triomphera : débarrassés de l’encombrante magicienne, Prince et Princesse vivront des jours heureux.

Le choix des extraits est particulièrement judicieux et agréable. La part belle est donnée à une pléiade de compositeurs célèbres dans leurs œuvres les plus fameuses : entre autres, Marin Marais (Alcyone), André Campra (Les muses, Le Carnaval de Venise, Achille et Déidamie), Jean-Baptiste Lully (Armide), Jean-Philippe Rameau (Hippolyte et Aricie, Dardanus, Les fêtes d’Hébé), Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (Titon et l’Aurore), Jean-Marie Leclair (Scylla et Glaucus). S’y ajoute la découverte intéressante de compositeurs moins connus, voire oubliés, comme Antoine Dauvergne, François Francœur, François Rebel, Michel Pignolet de Montéclair, Toussaint Bertin de la Doué, etc., qui, sans réécriture, s’intègrent particulièrement bien à cette démarche périlleuse et risquée. Comme l’explique Benoît Dratwicki, « le voisinage de toutes ces pages témoigne de la permanence et de la cohérence du style français imaginé par Lully et cultivé pendant plus de cent ans par cinq générations de compositeurs ».

Rien à redire sur l’interprétation particulièrement brillante du Concert Spirituel, dirigé avec fougue et passion par Hervé Niquet réalisant un grand projet qui lui tenait à cœur. Le trio de chanteurs est emmené par l’irremplaçable Karine Deshayes à laquelle échoit la majeure partie des airs. On retiendra, en priorité, ceux de la Médée de Marc-Antoine Charpentier, Quel prix de mon amour et le terrible et spectaculaire Noires filles du Styx aux graves abyssaux, ainsi que les airs d’Hippolyte et Aricie, sans oublier le poignant Dieu, grand dieu, sois sensible d’Hercule mourant de Dauvergne, repris par un chœur exemplaire.

Le couple amoureux ne démérite pas. Renaud Van Mechelen est un prince héroïque et séducteur. Ses Hâtons-nous, courons à la gloire et Lieux funestes de Dardanus est d’une belle facture. Katherine Watson donne aussi un leçon de chant, avec émotion et tendresse. Son air avec hautbois obligé, Règne toujours, extrait du Jugement de Pâris de Toussaint Bertin de la Doué, est un must.

Seule petite ombre au tableau, le label Alpha Classics a fait le choix d’une couverture particulièrement éloignée de son contenu, laissant perplexe l’acheteur potentiel qui n’en a pas encore entendu la musique… Sous prétexte d’illustrer l’intrigue, c’est une photo des années soixante de trois protagonistes de la série Ma sorcière bien aimée qui a été retenue (Bewitched, 1964/72). La solution de l’énigme, Hervé Niquet lui-même la révèle dans la notice : « […] il s’agit exactement des ingrédients d’une série américaine qui berça les jeudis après-midi de ma jeunesse […]. J’imaginais déjà une couverture avec la photo du trio adoré et la montrais à notre éditeur : éclat de rire général. Katherine Watson en Samantha, Karine Deshayes en Endora et Reinoud Van Mechelen en Jean-Pierre ont l’habitude maintenant de mes folies et n’ont pas pris ombrage de cette comparaison ». Heureusement, l’humour provocateur du chef, dont on put constater l’étendue à plusieurs reprises, s’est limité à cette jaquette et à un photomontage aux côtés des héroïnes américaines où il remplace Jean Pierre. Malgré tout, voilà un somptueux album dédié au chant français, réussi et très attachant, célébrant les trente ans de l’ensemble.

MS