Chroniques

par hervé könig

récital Jenny Lin
préludes pour piano russes (1905-1922)

1 CD Hänssler (2005)
98.480
récital Jenny Lin | préludes pour piano russes (1905-1922)

Les préludes, études, nocturnes et autres pièces de caractères – les courtes pièces pour piano, en résumé – ont acquis leurs lettres de noblesse avec Chopin qui les a promues au rang de forme autonome, quand elles n'étaient qu'introduction à un morceau plus développé. Dans la Russie des abords du XXe siècle, avec les bouleversements qu'elle connaît, en rupture d'un tsarisme fatigué qui ne se maintient plus qu'en d'autoritaires répressions, le prélude va s'épanouir comme jamais, comme si pendant un quart de siècle – de 1905 à 1922, pour le disque qui nous intéresse – la révolution musicale passait par lui pour annoncer d'autres bouleversements, imminents.

En 1905, la mutinerie du cuirassé Potemkine est réprimée dans le sang. L'année suivante, l'opus 57/1 d'Anatoli Liadov (1855-1914), par sa grâce et son lyrisme, semble dire adieu à toute une époque, relayé par le premier des trois Préludes de Reinhold Glière (1875-1956), à l'atmosphère inquiète. L'homme survivra bientôt à la tourmente au prix des concessions de l'artiste au réalisme soviétique (ballet, opéra et symphonies grandiloquentes). Au piano, Jenny Lin sert d'un lyrisme interrogatif ces deux pages tendrement sentimentales. Mais la tête même d'un créateur peut être envahie par le chaos : après plusieurs séjours en clinique psychiatrique, Alexeï Stanchinsky (1888-1914) est retrouvé noyé, sans explication, à l'âge de vingt-six ans. Son œuvre est caractérisée par un mélange de modalité, polyphonie et expressivité postromantique. Sous les doigts de la pianiste, nous découvrons l'univers discrètement tourmenté des Cinq préludes (1907), proche de celui de Scriabine. Après les plaintes alanguies du Premier, les virevoltes folles du bref second nous emportent, l'élégie quasi funèbre du Troisième bénéficiant ici d'une interprétation réservée. Si l'avant-dernier n'est pas loin du mélancolique Rachmaninov, il tente d'esquisser une vague chanson qui n'aboutit pas. Enfin, le Cinquième Prélude de Stanchinsky, affirmant cette même parenté, laisse flotter un parfum amer. Jenny Lin offre une lecture irréprochable mais que l'on aurait appréciée un rien plus engagée, voire moins sage. La fraîcheur du Prélude de 1908 lui sied mieux, et plus encore les secrets du Prélude en mode lydique qu'elle énonce délicatement dans un halo mystérieux.

Continuateur de Chopin, Schumann et Liszt, Alexandre Scriabine (1872-1915) se double d'un avant-gardiste passionné dont le piano garde la trace visionnaire, en particulier les Cinq Préludes Op.74(1914), sa dernière œuvre achevée. Ces aphoristiques paysages, plus géniales taches d'encre qu'extrapolations mystiques – voire ses Poèmes – trouvent en Jenny Lin une interprète qui sait nous en faire goûter la saveur. Après la moire du Premier, les noirs grains du Deuxième, elle se lance dans les hésitations furieuses du Troisième avec un grand sens dramatique, bientôt contredit par le Quatrième Prélude, sorte de lunaire choral dont elle maintient subtilement la nuance jusqu'à l'arrivée des bourrasques échevelées du dernier morceau. Le Moscovite a nettement influencé trois compositeurs de la génération suivante : Arthur Lourié (1892-1966), également admirateur de Debussy et futur épigone de Stravinsky – dont nous entendons ici les Cinq préludes fragiles Op.1 (1908-1910), approchés avec un raffinement remarquable – ; Anatoli Alexandrov (1888-1982), qui mêle volontiers cette inspiration à une parenté avec Rachmaninov et Medtner – Quatre préludes Op.10 (1916) révèle une personnalité inventive – ; ou encore le pianiste Samuel Feinberg (1890-1962), qui exacerbe le style de son aîné dans les Quatre Préludes Op.8 (1919) raffinés et anxieux, valant à Jenny Lin de nous impressionner par la fluidité d'une notable vélocité.

Voir sa vie prendre un tournant radical du fait du régime en place est un autre point commun de certains héritiers de Scriabine. Comme Lourié passé à l'Ouest en 1921, Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) migrerait en France puis en Allemagne, devenant l'un des pionniers dans l'utilisation des micro-intervalles, bien que les deux pièces de son opus 2 n'annoncent guère ces horizons, en 1916. Autre réfugié dans notre pays à l'aube des années vingt, Nikolaï Obouhov (1892-1954), laisse une inspiration profondément religieuse féconder son talent ; ses Sept préludes (prières) de 1915 contrastent vaillamment leurs gestes musicaux, révélant une musique inventive où l'on commence de deviner le jeune Messiaen. Quant à Nikolaï Roslavets (1881-1944), le Schönberg russe, s'il fut un temps au premier plan de la vie musicale officielle, ce fils de paysans ukrainiens autodidacte finira par être lui aussi broyé par le régime et oublié. Le climat tour à tour fantasque et tragique des Cinq préludes composés entre 1919 et 1922 est bien de son temps, celui d'un grand élan créatif dans les arts, d'une révolution chargée d'espoir, d'une terrible guerre civile et d'un retour à l'autorité de l'état dont on a déplacé les valeurs.

Grâce à ce disque, l'auditeur rencontrera une musique encore mal connue en Europe occidentale, une découverte qu'il pourra poursuivre et préciser, s'il le souhaite, par l'enrichissante lecture de l'ouvrage de Lemaire, Le Destin russe et la musique, dont nos pages parlaient il y quelques semaines [lire notre critique de l’ouvrage].

HK