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Chroniques
Piotr Tchaïkovski
Concerto pour violon Op.35 – Concerto pour piano Op.23 n°1
Si l'on compte les Variations Rococo pour violoncelle et orchestre, on pourra dénombrer trois concerti dans l'œuvre de Piotr Illich Tchaïkovski. Le disque paru chez PentaTone Classics il y a quelques semaines propose d'écouter celui pour piano et celui pour violon, composés respectivement en 1874 et 1877. On y retrouve l'Orchestre National de Russie et Kent Nagano qui signaient pour le même label un Pierre et le Loup dont nous vous avons parlé vers Noël.
Le Concerto pour violon et orchestre Op.35 s'ouvre sur un Allegro moderato amorcé ici avec une grande élégance. Le soliste fait son entrée : c'est Christian Tetzlaff, violoniste au répertoire fort étendu et très diversifié, qui accentue volontiers le caractère nostalgique du thème principal dès l'exposition, tout en sachant sourire sur certaines évolutions faussement futiles. Nagano le suit gentiment, pourrait-on dire, sans qu'il y ait cependant une véritable cohérence dans leur proposition, en tout cas pour ce qui est de ce premier mouvement. Le violoniste allemand s'avèrera souvent excessivement précieux, jusqu'à la manière, usant de rubati presque minaudant, de sorte que l'auditeur perd le fil plus d'une fois, et pourrait bien prendre cette page pour un vain bavardage, ce que je ne crois pas qu'elle fut jamais. Cela dit, les aigus de la cadence sont d'une délicatesse inouïe qui la rend proprement délicieuse. Ce premier mouvement peu convaincant demeure une énigme, au regard de la réussite indéniable des deux suivants. Et c'est d'autant frustrant ! Sur la partie centrale, le choix de sonorité est particulièrement judicieux : rien n'est vraiment affirmé, exactement dans l'idée même d'une Canzonetta, comme le titre l'indique, ici une sorte de réminiscence un peu voilée, volontairement sans plénitude. Le résultat est saisissant. De même l'âpreté violente, mordante, et teintée d'une bohême bienvenue que Tetzlaff entretient tout au long du Finale. Étrangement, l'interprétation est tenue, sans aucun surjeu, contredisant salutairement les premiers pas de ce disque, ne tombant dans aucun travers d'une éventuelle accentuation des aléas de tempo. En général, on constatera un je-ne-sais-quoi de fiévreux, y compris sur la mélodie alanguie qui n'a rien d'anodin.
Dans l'ensemble, on put apprécier le beau travail de relief que Kent Nagano opérait avec l'orchestre dans le concerto précédent. C'est encore plus flagrant avec le Concerto pour piano et orchestre Op.23. Introduisant l'Allegro non troppo e molto maestoso dans une sonorité ronde qui prépare l'arrivée contrastée des accords du piano, soulignant judicieusement les belles interventions des bois, le chef offre une dynamique intéressante qui forcera l'écoute. Son instrument paraît toujours précisément posé, parfois un peu distant, mais jamais froid, dans une grande discrétion qui sait retenir les effets pour mieux les révéler et nous surprendre, plutôt que d'avoir recours à une bruyante démonstration de couleur et de puissance comme on a pu ces derniers temps en entendre dans cette œuvre. Ici, tout est très dosé, sans déroger jamais à un vrai bon goût. C'est un piano littéralement taillé dans le roc que propose Nikolaï Lugansky dès les premières mesures de sa partie. La qualité du son est toujours au rendez-vous, on s'en doute, dans une lecture sans la moindre complaisance, aucune emphase, parfois presque sèche, on dira plus justement ascétique, peut-être, ou encore farouche, qui rend plus compte de cette énergie particulière qui est la sienne. À qui chercherait une énième version romantico-souffreteuse, il conviendra d'indiquer une autre route… Il y a ceci de fascinant dans le jeu de Luganski qu'il vous fait entendre non pas d'où vient une œuvre mais ce vers quoi elle tend, ce qu'il se pourrait qu'elle annonce ; son interprétation ne se tourne pas vers le passé, mais sans pour autant l'ignorer regarde loin devant. Et dans ce 1er Concerto de Tchaïkovski, il fait sonner Rachmaninov et Medtner, mais aussi Scriabine et Debussy ! Il signe un enregistrement magnifique grâce à une articulation exemplaire, des graves de velours, et une relative mobilité du tempo qui n'est pas engendrée par les caprices de l'humeur mais par une vraie construction logique qui dirige toute l'interprétation dans une cohérence absolue.
Le mouvement central, Andantino simplice, est pudiquement lumineux, servi par un pupitre de bois expert qui offre des échanges tout à fait splendides. Cette fois, le pianiste accompagne les solistes de l'orchestre, inversant joliment la donne. L'équilibre est idéal ; ce n'est d'ailleurs pas la première fois que Nagano et Lugansky travaillent ensemble (on se souviendra de leur enregistrement du Concerto Op.16 Young Apollo de Benjamin Britten, avec l'Orchestre de Hallé, paru chez Erato il y a quelques années). Le prestissimo du second mouvement est magistralement rebondissant, dans une géniale jubilation, faisant tourner la danse jusqu'au vertige, donnant à cette page un faux air de représentation d'opéra, avant l'apaisant a tempo qui vient éteindre cette partie d'une fin wagnérienne. Enfin, échanges d'orchestre minutieusement soignés, lecture alerte et profondeur troublante, l'Allegro con fuoco final est d'une grande clarté, faisant entendre ce qu'un fils d'émigrés russes – George Gershwin – saura plus tard y puiser pour ses œuvres pour piano et orchestre.
J'ai eu le plaisir de vous parler récemment des versions Volodos/Ozawa [lire notre critique du CD], Humbert/Reiner [lire notre critique du CD] et surtout Kern/Seaman [lire notre critique du CD] ; si cette dernière demeure notre favorite pour l'incomparable Olga Kern, nous désignerons, dans un style complètement différent, celle de Lugansky/Nagano comme la plus claire et la mieux équilibrée. C'est une fort belle réalisation.
BB