Chroniques

par laurent bergnach

ouvrage collectif
Les champs musicaux et sonores de la barbarie moderne

Aedam Musicae (2022) 420 pages
ISBN 978-2-919046-87-4
Un colloque explore Les champs musicaux et sonores de la barbarie moderne

En quoi la musique et le son viennent-ils témoigner de la barbarie, la dénoncer, la transcender ? Cette question fit l’objet d’un colloque international à l’Université de Poitiers, du 11 au 13 mars 2020, à laquelle furent données différentes réponses, contenues dans le présent volume. Sous la direction de Cécile Auzolle et de Nathan Réra, une vingtaine de spécialistes (musique, philosophie, cinéma, etc.) élaborent un ouvrage divisé en quatre grandes parties : Composer en contexte de barbarie : résistance, dénonciation, censure (I), Composer après la barbarie : mémoire et témoignage (II), Les champs sonores de la barbarie : entre passé et présent (III), enfin Les représentations sonores de la barbarie : de la littérature au cinéma (IV).

Durant un XXe siècle qui fit couler le sang comme tant d’autres avant lui, massacres, génocides, persécutions, tortures et violences variées étoffent le concept de barbarie. À titre public et privé, un musicien qui doit l’affronter réagit de différentes manières, en fonction de ses convictions profondes. Ainsi, durant la Grande Guerre, du côté italien, seront favorisées l’introspection (Casella, Malipiero) ou l’exaltation (Gastaldon, Pratella, Zandonai) – une période visitée aujourd’hui, avec du recul, par Brice Pauset (Theorie der Tränen). Mais un autre conflit se profile déjà, qu’annoncent les défilés nazis apparus aux écrivains des années trente (Chamson, Decour, Rougemont)…

Durant la Seconde Guerre mondiale, qu’ils soient réunis ou isolés, libres ou en prison, beaucoup disent leur désarroi, tels Georges Auric (Quatre chants de la France malheureuse), Émile Goué (Sextuor à cordes) ou Olivier Messiaen (Quatuor pour la fin du temps). La guerre finie, on découvre les récits des camps concentrationnaires, avec leurs cris, pleurs et aboiements que le cinéma, discret sur la multiplicité des langues à y être entendues, a ravivés et rendus inoubliables. Entre pardon et amertume, les musiciens s’expriment alors pour témoigner des ravages d’un antisémitisme universel dont on n’avait pas mesuré l’ampleur : Dmitri Chostakovitch (Symphonie n°13 Babi Yar), Michaël Levinas (La Passion selon Marc), Arnold Schönberg (Un survivant de Varsovie), John Zorn (Kristallnacht) et bien d’autres.

Le nouveau millénaire ne met pas fin à la barbarie.
Dès 2001, l’attentat contre le World Trade Center provoque immanquablement la réaction des New-yorkais Michael Gordon (Light is calling), John Corigliano (One sweet morning) et Julia Wolfe (My beautiful scream), ce sur le long terme. Ailleurs, ce sont les souffrances de l’emprisonnement ou de la migration forcée que choisissent d’évoquer Gualtiero Dazzi (Boulevard de la Dordogne), Alexandre Markeas (Une autre Odyssée) et Lasse Thoresen (Prison Poems).

Certains livres collectifs faisant suite à un colloque déconcertent parfois par des interventions trop universitaires pour toucher un public plus large. Pas de problème de forme ici, mais un léger malaise demeure quant au fond. Ainsi, il semble choquant d’avoir négligé d’évoquer, contrairement à d’autres plus récents (Chili, Rwanda, Irak), les massacres liés aux premiers bombardements atomiques, à Hiroshima puis Nagasaki. Même si les Japonais étaient les méchants de l’époque, il demeure que les victimes furent des civils exposés à des radiations lourdes de conséquences – des œuvres de Penderecki et de Takemitsu, notamment, auraient pu étayer les réflexions de cet ouvrage.

D’autre part, sans sous-estimer la violence d’une contrainte sexuelle, il paraît curieux de l’associer à la notion militaire de barbarie, et encore plus en se fondant sur l’opéra de Chostakovitch censuré par Staline, Lady Macbeth de Mtsensk. « Le livret laisse peu de doute quant au fait qu’il s’agit d’un viol », affirme Esteban Buch en référence à la visite nocturne de l’entreprenant Sergueï. Pourtant, Katerina appellerait-elle « mon chéri » son violeur si sa résistance n’était autre chose que la peur de céder à son désir, ce désir affiché dans un monologue explicite au début de la scène et après une séquence de lutte complice clairement érotisée ? La question est posée, et chacun y répondra avec, en tête, celle du consentement qui alimente les débats publics depuis quelques années, avec ses bénéfices et ses dérapages.

LB