Dossier

dossier réalisé par bertrand bolognesi
paris|strasbourg – février 2003

Opéra national du Rhin
les murs ont des oreilles #1

façade du Théâtre municipal de Strasbourg, avec ses six cariatides
© alain kaiser

Outre d’aborder les personnalités de la musique, tels compositeurs, chefs et responsables d’institution ou directeurs de festival, les Dossiers d’Anaclase se pencheront régulièrement sur les lieux où on la joue. Ainsi inaugure-t-on ce feuilleton Les murs ont des oreilles par une exploration de l’Opéra national du Rhin, ou plus précisément du théâtre de Strasbourg qui n’en constitue depuis 1972 qu’une des trois scènes lyriques. De l’Opernhaus du tout début du XVIIIe siècle à l’actuelle salle Paul Bastide de 1873, c’est toujours sur la Place du Petit Broglie que l’on chanta.

les origines

On sait le rôle des jeux, passions, et mystères dans la naissance d'un art profane en Europe dès le XIIe siècle. Parvenue à un certain niveau de développement, la musique se vit soudain contrée par le Concile de Trente, désireux de revenir à des canons anciens. Ne pouvant pas le régresser, elle quitte peu à peu l'Église. Les drames profanes se donnent à Strasbourg au début du XVIe siècle, sur la Place du Marché aux Chevaux, de nos jours Place Broglie, l'actuel opéra se trouvant au bord de l'Ill sur l'actuelle Place du Petit Broglie. On situe la première représentation d'un opéra à Strasbourg au 20 avril 1700. Sont alors utilisées les grandes salles des diverses corporations ouvrières – comme pour la naissance du fameux Gewandhaus de Leipzig, par exemple. Puis la ville fait transformer en salle de spectacle la Grange d'Avoine. Dans cette Opernhaus de la Place Broglie, la première représentation eut lieu le 19 juin 1701. En 1750, on modifie la salle en retranchant la moitié de l'emplacement de l'orchestre afin d'étendre le parquet.

les constructions successives

La salle demeurant insatisfaisante, on imagina rapidement d'en construire une nouvelle. Dès 1765 fleurissent plusieurs projets, même s'ils ne portent pas encore de fruits. Un incendie détruit l'Opernhaus le 31 mai 1800, ce qui provoquera une nouvelle réalisation. Si les représentations du Marché aux Chevaux et plus tard de la Grange d'Avoine accueillaient les troupes françaises, depuis 1733 un autre théâtre, construit par la corporation des drapiers et appelé Petit Théâtre ou Théâtre des Drapiers, abritait les spectacles de langue allemande. Une rivalité allait bon train entre les deux théâtres, et c'est par certains arrangements financiers que le Théâtre Français tenta de dominer le Théâtre Allemand, louant sa salle pour y représenter des spectacles français. La Révolution favorise le Théâtre Français : en 1792, la municipalité opère des réparations dans le Théâtre des Drapiers dont elle confie la direction à Grandmoujin et Matthieu qui rendent compte au directeur du Théâtre Français Maynon Pierre Demery. Un receveur est désigné pour percevoir les recettes et faire face aux dépenses. Le reste des bénéfices vient soulager les pauvres et les veuves : on parlera d'un Théâtre de Bienfaisance. Il tiendra dix ans. Après l'incendie, on installe une troupe dans l'église Saint Étienne, transformée en théâtre. Après avoir hésité entre l'édification d'une nouvelle salle au même endroit que l'ancienne ou sur la Place d'Armes (actuel Cour de l'Aubette), on propose un concours pour dresser plan et devis. Est alors retenu le projet de Robin, ingénieur ordinaire des Ponts et chaussées du département du Bas-Rhin.

intérieur du Théâtre municipal de Strasbourg, Opéra national du Rhin
© alain kaiser

2 décembre 1804 : on fête la pose de la première pierre du futur Théâtre Napoléon. Fin 1806, Robin s'aperçoit de son erreur : le théâtre ne pourra accueillir que mille deux cents personnes. Ajouter un second étage entraînerait beaucoup de dépenses pour ne gagner que trois cents places en sus. Ayant largement dépassé le budget initialement prévu, on le met en concurrence avec Boudhors a qui le Préfet donne la responsabilité des travaux. S'ensuivra une période de guérilla entre architectes, suspendant les travaux. En 1811, le Ministre adopte les plans de Berigny afin de tenter d'achever la construction. Ohmacht orne le péristyle de six muses qui s'y trouvent encore (uniques rescapées du bombardement de 1870), Mertz réalise les ouvrages de tapisserie ainsi que le mobilier du foyer, et Ciceri est chargé du mécanisme de scène, le grand lustre étant réalisé par Papischen d'après les dessins de Villot.

Enfin, le nouveau théâtre est inauguré le 23 mai 1821. On y donne La promenade du Broglie de Philippe Jacques Fargès-Méricourt etLa fausse magie de Modeste Grétry. Dix ans plus tard, malmené par ses divers occupants et sans doute à cause des trop fréquents changements de direction, l’édifice a besoin d'être restauré. Le maire confie les peintures défraîchies à Philastre et Cambon, collaborateurs de Pierre Ciceri. En 1842, la salle est malgré cela dans un état lamentable. L'éclairage à l'huile a endommagé les peintures, les salons servent de cuisines et de buvettes. L'avocat et jurisconsulte Jean-Guillaume-Louis Apffel laisse une importante donation à la ville de Strasbourg à sa mort, qui permet en 1853 de renouveler entièrement la décoration de la salle et de fonder le conservatoire de musique. François-Joseph Nolau et Auguste-Alfred Rubé, qui tous deux travaillèrent à la décoration de l'Opéra Comique (Paris), réalisent les travaux. 14 septembre 1854 : inauguration de la nouvelle salle qui accueille désormais mille cent quatre-vingt-dix spectateurs. On en admire le magnifique plafond représentant les quatre genres représentés – danse, comédie, opéra et drame –, le lustre de style empire en bronze massif d'une circonférence de quinze mètres et pesant une tonne, avec ses deux-cent trente flammes qui le classent parmi les plus beaux, enfin son Grand Foyer harmonisé avec l'ornementation de la salle (boiserie blanche richement décorées à la feuille d'or) et dont les peintures des dessus de portes et de fenêtres sont œuvres de Victor Petit.

Le 10 septembre 1870, Strasbourg est bombardée par l'armée allemande. Ne restent du théâtre que les murs extérieurs, les murs intérieurs jusqu'à mi-hauteur et la façade, avec les six muses sculptées par Landolin Ohmacht. L'édifice est reconstruit à partir des anciens plans sous la direction de l'architecte Jean Geoffroy Conrath, une nouvelle fois inauguré sous le nom Théâtre d'État Alsace-Lorraine, le4 septembre 1873. C'est en 1888 qu'on lui ajouta l'avant-corps circulaire de la façade arrière, au bord de l'Ill, le bâtiment se trouvant alors réalisé tel qu’à l’heure actuelle. La première centrale électrique strasbourgeoise voyant le jour en 1895, l'électricité vient deux ans plus tard remplacer l'huile et le gaz. C'est à l'occasion de ces travaux qu'on restaure peintures et dorures, effectuant également le remplacement des bancs de parterre par des sièges à bascule.

des moments prestigieux

le compositeur Hans Pfitzner est venu diriger à l'Opéra de Strasbourg
© bundesarchiv koblenz

Tant sous la direction allemande qu'après le 22 novembre 1918 et la libération de Strasbourg, le théâtre connut de grandes heures, voyant apparaître au pupitre des chefs encore jeunes qui allaient bientôt figurer parmi les plus grands ; citons par exemple Otto Klemperer et Georg Szell, ainsi que les compositeurs Hans Pfitzner [photo] et Wilhelm Fürtwangler. Après guerre, on reprit la saison le 8 mars 1919 par la représentation d'une œuvre française : Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns. Le directeur Paul Bastide prend à cœur de reconstituer une troupe et un répertoire. Il use de la situation frontalière de la ville pour inviter des troupes étrangères. Quelques personnalités marquantes vinrent ainsi se produire à Strasbourg, telles Joseph Krips, Richard Strauss ou Hermann Scherchen. Avec la Deuxième Guerre mondiale survient nouvelle période d'occupation allemande. Le théâtre est fermé et subit d'importants travaux de modernisation des installations de machineries. Il rouvre ses portes en 1942, sous la direction et la baguette d’Hans Rosbaud qui, en esprit éclairé, ménage les exigences du IIIe Reich et son goût pour la culture française. Ainsi dirigea-t-il Carmen lors de représentations chantées en allemand. À la Libération, Paul Bastide revient ; le 16 novembre 1945 il fait donner Carmen… en français !

l'Opéra national du Rhin

Depuis 1945, la survie du théâtre lyrique s'avère de plus en plus difficile dans la région. Aussi la ville de Colmar renonce-t-elle dès lors à son opéra. À son tour Mulhouse aussi de fermer sa scène, en 1969. Tout en connaissant bien des difficultés, Strasbourg résiste. À partir de 1967, le Ministère de la Culture songe à concentrer l'activité des théâtres lyriques de France sur quelques grandes villes dans le but d'installer des centres. Marcel Landowski, Directeur de la musique de 1966 à 1974, imagine une régionalisation des orchestres. Selon ce Plan Landowski, les élus des villes de Colmar, Mulhouse et Strasbourg se réunissent en 1972 pour créer l'Opéra de Rhin, syndicat intercommunal qui, finalement, fut le seul de ce type en France : efforts conjugués, succès partagés, par le socle d'un répertoire, bien sûr, et quelques œuvres en création mondiale – ainsi Impressions d'Afrique de Giorgio Battistelli en septembre 2001 – et une complicité qui semble lier certains artistes à Strasbourg, puisqu'on se souviendra des Tristes tropiques d'Aperghis après Lévi-Strauss plus récemment. Le 29 novembre 1998, l'Opéra du Rhin signe avec le Ministère de la Culture la convention qui fait de lui un opéra national.

Les activités de l'Opéra national de Rhin se répartissent dans les trois cités alsaciennes. Colmar abrite le Centre Régional de Création Artistique à La Manufacture, s’associant depuis 1998 Les Jeunes Voix du Rhin. Quant au Ballet du Rhin, il est installé à Mulhouse en Centre chorégraphique qui, depuis 1994, anime une cellule d’insertion professionnelle pour jeunes danseurs issus des conservatoires régionaux. Enfin, la troupe de d’opéra et le chœur permanent, ainsi que l’administration de l’OnR, sont domiciliés au Théâtre municipal de Strasbourg. Les trois fosses sont occupées successivement par deux orchestres qui lui accordent 50% de leur activité à l’institution : l’Orchestre Symphonie de Mulhouse, avec ses cinquante-six instrumentistes qu’après Lucas Pfaff (de 1986 à 1997) dirige aujourd’hui Cyril Diederich, et bien sûr l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, cent dix-sept musiciens placés sous la houlette de Jan Latham Koenig, digne successeur d’Alain Lombard (1974 à 1981) et de Theodor Guschlbauer (1983 à 1996).