Dossier

entretien réalisé par pauline guilmot
paris – septembre 2003

Olivier Holt
diriger La nouvelle Babylone de Chostakovitch

Chostakovitch compositeur pour le cinéma, par le chef d'orchestre Olivier Holt
© dr

Opus 18 au catalogue de Dmitri Chostakovitch, La nouvelle Babylone est composé à partir des (et pour les) images, souvent poétiques, du film muet réalisé dans les années 1928 et 1929 par les fondateurs de la FEKS (l'école du comédien excentrique) Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg (Новый Вавилон). Jouant cette œuvre à la tête de l'Orchestre national de Lille les 23, 24 et 25 octobre 2003 (au Nouveau Siècle de Lille, à la Salle Carpentier du Portel, enfin à l’Espace Jean Vilar de Coudekerque-Branche), Olivier Holt explique la particularité du métier de chef d'orchestre lorsqu’il s'agit de restituer en direct la partition qui soutient les images d'une des plus célèbres bobines muettes des années vingt.

L'intrigue est d'inspiration historique : la scène prend place à Paris au moment de l'insurrection de la Commune. On voit d'abord se figer à l'écran l'amertume française de la défaite de 1870, puis se dessiner, sur fond de propagande communiste russe, un portrait émouvant de la société, pour se retrouver, à la fin du film, face au mur des fédérés. Le film joue sur les contrastes, la description de modes de vie opposés : ceux de trois catégories de personnages représentant cette société en guerre. Les réalisateurs et le compositeur mettent en effet l'accent sur les différences d'attitude des types de protagonistes en montrant, par l'image comme par le commentaire musical, des tableaux de bourgeois égrillards, de soldats harassés, du peuple dévoué, composé d'ouvrières, de cordonniers et de laveuses. Ce n'est pas seulement le destin d'une vendeuse « communarde » du grand magasin La nouvelle Babylone ou celui d'un soldat versaillais que l'on suit, mais encore celui d'une société à l'heure de la Révolution, qui d'un côté réprime, lutte et périt, tandis qu’elle s’amuse et rit d’autre part.

Que pensait Chostakovitch de ce film ?

Il en a dit le plus grand mal – ainsi que de sa musique, d’ailleurs ! – parce que le travail avec les réalisateurs ne bénéficia pas de la concertation dont il avait pris l'habitude avec les gens de théâtre. Encore a-t-il affirmé plus tard que La nouvelle Babylone n'aurait connu le succès que grâce au bon accueil qui lui fut réservé à l'étranger. Il faut probablement comprendre que Chostakovitch accepta cette collaboration parce qu'étant une véritable star, dans son pays mais aussi hors des frontières soviétiques, depuis la création de sa Première Symphonie en fa mineur Op.10 (par Nikolaï Malko au printemps 1926, à Leningrad), il était devenu le compositeur favori du régime, au fond. De l'écriture de la partition, il précise qu’elle ne lui posa que des problèmes, en particulier parce que le comité des jeunes communistes trouvait le film contre- révolutionnaire…

Et il vous a également posé quelques problèmes, à vous, chef d'orchestre, au niveau du codage de la vidéo de travail que vous avez reçue. Pourquoi ce film n'est-il jamais donné avec la même longueur de bobine ?

Cette affaire est extrêmement compliquée… Sur la partition, il est inscrit que l'exécution de la musique durerait quatre-vingt dix minutes. Le film occupe quatre bobines et à l'époque, les quatre bobines étaient à trois vitesses différentes : pour une raison que j'ignore, on a du vingt-quatre images par seconde, du vingt-deux et du vingt. Le film a été abîmé, puis restauré : certaines séquences ont donc été coupées, mais au moment de le faire personne ne prit le soin – ou personne n’en eut même l’idée, qui sait ?... – d'appeler des musicologues pour retrancher la musique qui correspond aux images qui manquerait. Il y a, par exemple un passage de la séquence Paris assiégé où Chostakovitch a noté l'indication métronomique 80 à la noire ; suite à des coupures qui provoquent un petit décalage, à cet endroit précis je me retrouve avec trop d'images et plus assez de musique ! Afin de coller avec les images, il me faut donc faire jouer l'orchestre à 84 à la croche, c’est-à-dire nettement plus lentement, ce qui équivaut à en appuyer l’effet caricatural.

Новый Вавилон (La nouvelle Babylone), film de Kozintsev et Trauberg, 1929, URSS
© dr | affiche du film

Je sais que lorsqu’un de mes collègues donna cette partition avec le film il y a très longtemps, le projectionniste jouait avec le variateur pour pallier ce problème, mais pour un résultat probant par ce procédé il faut vraiment une grande connaissance de la musique. J'ai parlé au téléphone avec le dernier projectionniste chargé de montrer encore récemment la nouvelle Babylone sur le territoire français ; il m'a dit « ne nous embarrassons pas : on fait tout le film en vingt images par seconde », ce qui ajoute quelques minutes en plus et donne finalement une version d'une heure trente trois. Pour ce qui est des erreurs dans le processus du codage, elles m'ont beaucoup servi à saisir comment faire pour restituer au mieux la partition dans son rapport avec les images.

Comment liez-vous au mieux images et sons, dans de telles conditions ?

Ayant décidé que le cinéma était un art et que la musique en était également un (rires), il me parut essentiel de suivre toutes les indications d'origine reportées sur la partition, notées sous forme de groupes nominaux. Ces courtes phrases indiquent ce qui se passe à l'écran à un moment précis de la partition : j'essaie donc de me trouver au bon endroit, sous la bonne image, sans tricher avec le texte musical, c'est-à-dire sans faire de fausses reprises ou des coupures arrangeantes, comme cela se pratique parfois. Dans ces conditions, il est impératif de diriger cette musique comme s’il s’agissait d’une partition pour le ballet : il faut fluctuer, naviguer entre un repère et un autre. Malheureusement, non seulement les indications de la partition sont assez éloignées les unes des autres, mais encore s'amenuisent-elles au fur et à mesure qu’avance le film.

Cela signifie-t-il que vous ne suivrez pas principalement le time-code lors de la projection ?

Il me semble absolument nécessaire d’apprendre vraiment le film, les images, pour tomber pile sur les repères. J'ai effectivement déjà dirigé de la musique de film ou de publicité, avec des séquences bien définies de trente secondes ou de cinq minutes, par exemple, et en studio, avec le film et surtout avec le time-code ; mais là, c'est totalement différent : ce n'est pas la bonne solution parce que les quatre-vingt treize minutes que lit mon magnétoscope ne font pas forcement quatre-vingt treize minutes avec les bobines et avec les différents projecteurs lillois – ces décalages se décupleront forcément puisque le projet part en tournée et connaîtra donc les aléas d’autres salles avec leur matériel. Le projectionniste m'a dit que le défilement pouvait varier de cinquante secondes à une minute. Il paraît donc habile de suivre le film – c'est-à-dire de le regarder – tout en sachant quand le regarder… on regarde le film un peu comme un instrumentiste ou un chanteur regarde un chef : à certains moments appropriés. En plus des variations de matériels, il faut avoir en tête que la matière musicale elle-même n'est pas stable. Par exemple, je vais être dans la grande salle de l'Orchestre national de Lille, dans un gros volume, avec une petite formation ; ensuite, je serai dans de plus petites salles avec une acoustique différente. Donc même la musique bougera ! Il faut avoir le maximum de repères en tête et sur le papier.

À force de voir le film, d'autres repères se créent-ils, entre ceux qui sont indiqués ?

Oui. D'abord, on s'aperçoit que le film peut se découper huit séquences de dix minutes, grosso modo, en huit chapitres. Dans une séquence de dix minutes, on a généralement un mouvement rapide qui précède une grande partie lente. Ou bien, on a une valse dans la grande partie et un final rapide, souvent parce que les séquences ont deux histoires. Ensuite, on a ces repères un peu épars… puis d'autres viennent, effectivement : on en ajoute ! J'ai décidé de faire un story-board. On sait que le story-board génère le film en temps normal ; là, je procède à l'inverse : je génère un story-board du film sur ma partition. J'ajoute des petits dessins – une actrice apparaît à telle mesure, alors je la dessine. J'ai dessiné l'arrivée de la locomotive, etc.

Quels genres de réflexes les musiciens doivent-ils acquérir pour jouer la musique de ce film ?

dans Новый Вавилон, le beau Piotr Sobolievski joue le rôle de Jean
© dr | piotr sobolievski dans le rôle de jean

De bons réflexes, de préférence (rires) ! Ils sont absolument obligés de suivre le chef… Ce style de musique constante, d'une heure trente trois minutes sans pause, qui n’offre aucune possibilité de se reposer sur une mélodie chantée, est assez délicat. Rien d'autre que la musique, toute droite ; aucune structure avec retour, rien de cyclique comme chez César Franck, pas de réminiscence : c'est de la pure musique illustrative. La seule chose qui puisse jouer le rôle de repères pour les musiciens, ce sont les très nombreuses citations françaises : La Marseillaise, Ah ça ira, et beaucoup d'Offenbach puisqu'il y a des scènes de cabaret, le film étant construit sur une série de contrepoints entre le petit peuple qui travaille et les bourgeois qui plaisamment passent leur temps à l’estaminet. Chostakovitch cite donc des highlights d'Offenbach : les cancans d'Orphée aux Enfers, des thèmes de La belle Hélène, de La Périchole et des Contes d'Hoffmann, intégrés à sa musique dont on sait la manière toute personnelle d'amener les citations, d'arranger, même si on peut trouver aussi des passages alla Tchaïkovski et quelques idées mahlériennes… Les musiciens doivent travailler cette partition comme un programme symphonique. Cependant, certains pupitres sont bien plus exposés. Par exemple, le trompettiste tient une partie concertante du début à la fin. En fait, il n'y aucune soupape de décompression dans cette oeuvre, particulièrement pour les instrumentistes à vent qui sont quasiment tous solistes.

En tant que musicien pour le cinéma, Chostakovitch était-il un compositeur inspiré ?

Précisons d’abord que tous les principes d'écriture qu'il développe dans d'autres styles de composition sont présents dans La nouvelle Babylone. Il y a beaucoup de « fausses fugues », de principe de pathos à deux ou à trois voix, et aussi quelques idées de thèmes qui reviendront dans d'autres œuvres, une vague idée de celui de la future Symphonie en ré mineur Op.47 n°5 (1937). Toutes les montées de phrases vers un point culminant se structurent de la même façon. On trouvera même une petite réminiscence, presque cachée, de la Première. Disons que sa musique de film illustre sans exactement souligner les images. Par exemple, lorsque je lis l'indication-repère « tambour » sur la partition, qui correspond à la vision d'un tambour à l'image, l'instrument qu'il choisit de faire jouer n'est pas un tambour… c'est d'ailleurs une vraie surprise pour nous qui sommes habitués au modèle inverse : on ne verrait pas aujourd'hui les acteurs d'un « péplum » emboucher leur trompette de Jéricho accompagnés par une bande-son de quatorze violons qui jouent de la musique polytonale ! Parfois, Chostakovitch recourt à un duo d’instruments sans que deux personnages se distinguent nettement à l'écran : il interprète les images, va au-delà, en fait. Il invente aussi une sorte de récitatif d'orchestre : par exemple, au moment de la conférence animée des révolutionnaires, il appelle les cuivres à ponctuer les discours de façon plutôt comique. Il utilise très curieusement le piano tout seul, uniquement dans seize mesures, ainsi que des instruments à percussion comme le xylophone et le flexaton. Mais une trouvaille de taille prouve à elle seule le génie de ce grand compositeur et l'intelligence avec laquelle il a saisi le film : c'est la manière de traiter musicalement, dans une séquence, l'alternance rapide des plans entre les gens qui chantent La Marseillaise et ceux qui s'amusent au cabaret. Pour ce moment, Chostakovitch a mitonné une superposition tout à fait réussie du thème de La Marseillaise dans le ton initial et de celui du célèbre cancan d'Offenbach. Puis le film se termine sur la vision du mur des fédérés, sur un accord étonnamment suspensif de sixte et quarte. Intéressante – n’est-ce pas ? – cette idée de non-achèvement…