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Chroniques
Modeste Moussorgski
Хованщина | Khovantchina
Effectué à l'ex-Kirov de Leningrad en 1946, depuis réhabilité Théâtre Mariinski, c'est la chatoyante orchestration de Nikolaï Rimski-Korsakov que cet enregistrement de Khovantchina propose. En effet, lorsque Modeste Moussorgski meurt en 1881, il n'a qu'à peine achevé la partition chant-piano de son opéra et seulement orchestré deux passages du troisième acte ; avant que Chostakovitch s'y attèle (1959), c'est par la version Rimski-Korsakov que le public découvrirait pour la première fois son ouvrage posthume, en février 1886, au Théâtre Kononov de St-Pétersbourg. La résurrection de cette captation dans la collection Great Opera Recordings de Naxos Historical présente les exceptionnelles qualités de musiciens hors normes, à l'issue de la guerre, dans une URSS encore peu tendre. Certes, le ton général est bien de ces années-là, et l'on ne déclamerait pas ainsi la phrase musicale aujourd'hui. Mais il y va de la crédibilité indicible de chaque incarnation, posant par exemple un Prince Khovanski d'une autorité évidente, ou encore un Dosifeï d'un format tout simplement inimaginable !
Dans la fosse du Kirov, Boris Khaïkin dirigeait alors une interprétation précise, jouant de la virtuose clarté des bois en des nuances magistralement dosées. Dès le Prélude de l'Acte I, c'est un ravissement de constater quel soin le chef accorde à chaque détail, un soin qui ne se démentira pas de toute l'exécution, malgré des cordes parfois aléatoires dans l'aigu. On citera l'intervention des cuivres du chœur final de la 3ème scène, un choix de lecture qui, dès la fin de la 5ème, précipite le drame jusqu'à faire entrevoir à l'imagination de l'auditeur une mise en scène qui rendra l'écoute palpitante. Attentif tant à l'équilibre entre le plateau et la fosse qu'à la cohérence dramaturgique, Khaïkin crée peu à peu l'aura religieuse nécessaire, complice des artistes du Chœur dont on pourrait supposer, à constater le troublant recueillement de leur chant, qu'ils en ont peut-être profité pour prier vraiment – qu'il se fût agit du Dieu chrétien ou de Jahvé – au nez et à la barbe d'un régime qui le leur interdisait ; et lorsqu'on entend « Terribles sont les fers de l'Antéchrist. Sa rage ne connaît pas de bornes. La mort avance. Sauvez-vous ! », on se demande comment conçurent-ils de prononcer ces paroles dans la proximité du Petit père du peuple… C'est avec génie que le chef souligne les contrastes du début du second acte, entre la gravité d'un thème presque frivole et les ruptures brutales qu'on lui inflige, dessinant le destin du Prince Golitsine avant même qu'il apparaisse. De même ménage-t-il mystère autant que drame à la prophétie de Marfa. Ingénieusement, le maestro sait s'effacer dans le troisième acte, nous laissant, en ce passage pauvre en événements, méditer ce qui vient d'être vécu et le chemin qu'il reste à parcourir jusqu'à l'ultime sacrifice. Au premier Tableau de l'acte suivant, il souligne l'angoisse de Khovanski dans les fameuses Danses perses, plutôt que d'en faire, comme c'est l'habitude, un anecdotique intermède exotique ; la suavité de la musique s'inscrit ici entre détresse et sauvagerie, dans un désespoir qui ne saurait laisser indifférent. Enfin, après le sombre et sinueux énoncé introductif du dernier acte, c'est comme en une réminiscence de La nuit sur le Mont Chauve qu'il articule la scène du bûcher, alors sacrifice mais peut-être sabbat.
Au lendemain d'une guerre qui fait sentir de lourdes pertes humaines, jusques et y compris parmi les artistes, on s'étonne de la majesté de cette distribution. Il n'est pas le moindre second rôle qui ait à rougir qu'on l'entende quelques soixante ans plus tard, du Kuzka de Lavrenti Iarochenko au Strechnev de Vassili Tikhi en passant par le clerc efficace de Iakov Michenko (dont la clarté du timbre rappelle l'Astronome du Coq d'Or) ! Si l'on passera vite sur l'Emma acide de Valentina Volokitina et l'Andreï piquant mais trop nasillard d' Ivan Netchaïev – à l'exception de la 3ème scène du dernier acte qu'il pose dans un velours inattendu –, on goûtera les belles harmoniques, tant dans l'aigu que dans le grave, de Vladimir Ulyanov en Golitsine au timbre élégamment souriant, la puissance, la souplesse et le grain flatteur de la voix de Boris Freidkov en Khovanski, sans oublier l'avantageux Chakloviti, réellement inquiétant, de Ivan Chaskov, qui conduit somptueusement son chant jusqu'à la prière fanatique du troisième acte, déclinée dans une absolue tristesse. Incontestablement, les deux vedettes de ce disque sont Sofia Preobrajenskaïa, campant une Marfa à la couleur riche et profonde, dotée d'une irréprochable égalité d'émission, et dont les qualités vocales et expressives nous font constater que l'art des chanteurs russes d'aujourd'hui ne vient pas de nulle part ; et le Dosifeï convainquant de Mark Reizen, sorte de voix de la sagesse, comme Pimène l'est dans Boris Godounov, particulièrement émouvant en fin de quatrième scène du troisième acte, fermant la représentation dans une grande paix, traduite par l'entretien prodigieux d'une égale pâte vocale, splendide.
Ce coffret s'orne d'Appendices fleuris – diverses pages de Moussorgski – dont on appréciera surtout le timbre lumineux au grave profond de Nadejda Oboukhova, le moelleux et la souplesse de Pavel Andreïev, le raffinement extrême du chant superbement évocateur de Macha Predit, préférant oublier bien vite le style douteux de Chaliapine.
BB