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Dossier
Max Emanuel Cenčić
autour de Siroe de Johann Adolf Hasse
Si l’on appréciait la voix du contre-ténor et le grand talent dont il en use, on découvrira bientôt une nouvelle facette de Max Emanuel Cenčić. En effet, c’est en tant que metteur en scène qu’il intervient sur Siroe à l’Opéra Royal (Château de Versailles), à la fin du mois (du 26 au 30 novembre). En une quinzaine d’années, Métastase (Pietro Trapassi, dit Pietro Metastasio, 1698-1782) fournit quelques vingt-six livrets aux compositeurs d’opéra de son temps (sans compter les poèmes de sérénades, pastorales, oratorios, etc., auxquels il s’est attelé dès l’âge de vingt-trois ans), dont ce Siroe mis pour la première fois en musique par Leornardo Vinci (Venise, 1726). Comme il était d’usage à l’époque, un même livret était utilisé par plusieurs compositeurs, avec ou sans remaniements. Ainsi dénombre-t-on trente versions de Siroe, dont celles de Domenico Sarro (Naples, 1727), Antonio Vivaldi (Reggio Emilia, 1727), Georg Friedrich Händel (Londres, 1728) et, en 1733, celle de l’Allemand Johann Adolf Hasse
Avec Siroe, vous signiez, en juin dernier, votre première mise en scène. Était-ce une aspiration nourrie depuis de longues années ? Comment est-ce arrivé ?
Jamais je n’ai rêvé d’être metteur en scène. Ce n’était pas vraiment une de mes ambitions, en fait. C’est arrivé simplement parce que la production n’avait pas les moyens de s’offrir un metteur en scène. Il fallait aviser… alors j’ai dit « bon, je vais le faire, puisque c’est comme ça ! » (rires). Cette première était programmée en Grèce où la crise économique est très dure, comme vous savez. Sans argent, il n’y avait donc pas d’autre solution que de m’y mettre moi-même, voilà. Du coup, cette circonstance particulière a occasionné pour moi une nouvelle expérience.
Ce n’est pas la première fois qu’un chanteur réalise une mise en scène, ni qu’il joue dans sa propre mise en scène. J’imagine que c’est à la fois avec votre expérience de la scène, de l’espace et de la lumière que vous abordez ce nouveau métier, mais encore avec votre imagination de musicien ? Après les représentations d’Athènes en juin, que pouvez-vous en dire ?
En fait, au début, c’est un autre chanteur qui a pris le rôle-titre. J’étais donc, pour commencer, uniquement le metteur en scène. Je ne chanterai le rôle qu’à partir du 26 novembre. Cette production était compliquée à monter. Le Festival ΜΕΓΑΡΩΝ d’Athènes ne pouvait nous donner aucun moyen. Il n’y avait pas de maison d’opéra pour gérer l’opération, et aucun assistant à ma disposition pour m’aider en quoi que ce soit. J’ai donc dû m’occuper tout autant de mise en scène que de gestion et de collecte d’éléments scéniques. Notre scénographe Bruno de Lavenère m’a envoyé ses dessins et je suis allé acheter les étoffes et tous les accessoires. Mes journées étaient bien remplies : je me levais à sept heures du matin pour aller faire toutes ces courses indispensables, l’après-midi je travaillais en scène avec les chanteurs, et le soir il me fallait aussi faire les comptes ! Le décor était en construction dans tel atelier, les costumes dans tel autre atelier, je commandais certains accessoires par internet (en Autriche, en Inde, etc., qui arrivaient par la poste), mais pour d’autres je devais faire magasins, grossistes, brocantes… ce qui d’ailleurs n’était pas tout à fait simple, puisque je ne parle pas du tout le grec ! Athènes est une ville de six millions d’habitants, c’est énorme. On y trouve des choses incroyables, mais il faut prendre le temps de chercher.
J’ai vécu une sorte de safari dans cette ville pleine de couleurs, d’impressions, comme ces boutiques tenues par des gens extrêmement vieux qui vendent tout et n’importe quoi. Je me souviens, par exemple, d’un magasin de porcelaine où rien n’était rangé, une sorte de chaos désorganisé dans lequel j’ai finalement dégoté ce dont le spectacle avait besoin. Une folie, quoi… J’en suis sorti complètement épuisé mais vraiment très heureux, car porter la responsabilité de toute la production, jusqu’en ses moindres détails, est une expérience formidable. Après cette aventure inouïe, je me suis dit « tiens, tu es maintenant prêt à faire un film ! » (rires).
Modifiez-vous votre mise en scène à l’occasion de sa reprise versaillaise ?
Non, ce n’est pas utile. Bruno avait pensé les choses de façon à ce que tout soit possible ici et là. La seule différence – et elle est de taille ! –, c’est que l’Opéra Royal est un musée : tout y est donc un peu plus compliqué qu’ailleurs en ce qui concerne la technique, les projections vidéos, le placement des outils indispensables, etc. Heureusement, l’excellent directeur technique du château, Marc Blanc, nous aide, donc tout ira bien, j’en suis sûr.
La partition était-elle prête à l’emploi ou fallut-il effectuer un travail d’édition ?
C’était simplement un manuscrit en l’état qu’il a fallut déchiffrer, comprendre, transcrire. C’est presque toujours le cas de chacun de mes projets : il y a un gros travail d’édition, de préparation du matériel, un an et demi, voire deux ans en amont des répétitions. C’est la raison pour laquelle je suis immanquablement sur plusieurs projets en même temps. Par exemple, actuellement je répète Siroe tout en étant déjà sur Catone in Utica de Vinci qui se donnera au printemps prochain.
Ce qui n’est pas toujours confortable, j’imagine…
Oui, parfois je n’ai pas envie, c’est vrai… Mais c’est comme ça, et c’est très dynamique. Ma vie est comme ça, voilà.
Pourquoi avez-vous choisi cet ouvrage ?
C’est une histoire très forte. Sans doute s’agit-il d’un des meilleurs livrets de Métastase. L’intrigue bouge sans cesse. Il y a beaucoup d’événements en un temps très court pour un opera seria, qui s’enchaînent de façon palpitante (2h30 avec les coupures, un peu plus de 3h en version complète). Tout y est : amour, politique, vengeance, inceste et même révolution. C’est très intense, haletant. Ensuite, la musique est celle d’un compositeur de la maturité, en parfaite maîtrise de ses moyens d’expression. C’est le dernier opéra qu’Hasse écrivit pour Dresde (1763), avec lequel il fit pratiquement ses adieux après trente ans de carrière dans la cité saxonne. La première version fut créée à Bologne au printemps 1733 : c’est donc avec Siroe qu’il put assoir sa réputation internationale. Cette pièce est liée à son destin, raison supplémentaire pour laquelle je l’ai choisie.
Comment la situer stylistiquement ?
Siroe est encore une structure baroque, où les arie s’enchaînent aux recitativi selon la tradition, mais déjà l’on trouve beaucoup de formes classiques, dans les accompagnati, notamment,qui sont extrêmement dramatiques, mais aussi dans les airs, volontiers colorature, plein de grâce, d’intervalles périlleux, de vocalises, etc. Pour la voix, c’est techniquement beaucoup plus compliqué que Vivaldi ou Händel.
On est en plein rococo…
C’est exactement ça, oui. La voix est extrêmement sollicitée. Il faut s’engager sans cesse à défendre des fioritures très chantournées.
Après cette belle aventure – où vous n’avez finalement pas demandé aux chanteurs de tricoter eux-mêmes leurs costumes –, Siroe connaîtra sa première française dans trois semaines. Parallèlement, le disque sort chez Decca dans quelques jours. Cette fois, vous êtes Siroe ! Y a-t-il eu d’autres changements de distribution ?
C’est une chance de pouvoir présenter la production à Versailles, avant de l’emmener en tournée à Vienne, Amsterdam et Moscou. Sans doute d’autres lieux s’ajouteront-ils bientôt. Au Festival ΜΕΓΑΡΩΝ d’Athènes, la distribution était intégralement grecque, car il s’agissait d’une production de quasi dernière minute, les artistes internationaux n’étaient donc pas disponibles. Ce n’est pas le cast du CD, qui s’approche plus de ce que vous entendrez à la fin du mois. Mais encore, ce ne sera pas exactement la même chose, car Franco Fagioli chantera à Londres au même moment : Roxana Constantinescu reprendra donc le rôle d’Emira que Mary Ellen Nesi fait au disque, tandis qu’Ellen chantera Medarse, le rôle de Franco.
C’est vous qui avez choisi la distribution ?
Oui, toujours.
C’est ce qu’induit votre casquette de producteur, entre autres ?
Faire le casting, trouver les musicologues qui vont établir l’édition critique de l’œuvre et aussi nous conseiller, choisir l’orchestre, parler avec les artistes, réunir toutes les informations nécessaires à la présentation du spectacle, dresser et contrôler le budget. Il y a trois aspects : un côté à la fois commercial et administratif, un autre strictement organisationnel, et bien sur l’artistique, car si l’on n’a aucune expérience du domaine artistique et de ses exigences, impossible d’être producteur, naturellement. Dans la variété et le jazz, il est fréquent de voir des artistes s’engager dans la production, comme le font certains acteurs au cinéma, d’ailleurs. C’est inhabituel dans la musique classique, mais pourquoi pas ? D’ailleurs, au XVIIIe siècle plusieurs chanteurs possédaient des compagnies d’opéra. Il est incontestablement plus facile de rester chez soi à attendre que son agent vous téléphone pour incarner ici tel rôle, tel autre là, etc. Mais avec mon type de voix, si j’ai envie de chanter un répertoire un peu plus diversifié que Giulio Cesare ou L’incoronazione di Poppea, la seule alternative est de s’investir soi-même dans la production et de proposer aux théâtres de recevoir les spectacles que je défends.
Votre mise en scène s’attache-t-elle plutôt à la construction des personnages, aux situations dramatiques, à la psychologie ou au contraire aux fonctions emblématiques de chacun dans la tragédie, ou alors votre méthode est-elle librement hétérodoxe ?
J’ai voulu simplement raconter une histoire. Métastase est en général un auteur assez complexe, il est donc essentiel que le public comprenne clairement de quoi il s’agit. Il y a beaucoup de symbolisme dans ce livret : il est d’autant plus nécessaire de s’en tenir à une littéralité qui n’égare jamais le spectateur. Il valait mieux éviter de créer un contexte trop éloigné des situations évoquées. À la scène, il n’est pas toujours facile de montrer la réalité de ces situations, du coup il est inévitable que surviennent des moments plus ou moins artificiels durant la représentation, des moments qu’il faut assumer comme tels.
Recourez-vous à un fil rouge ?
Absolument. L’idée globale est le conte de fée. Dans Siroe, les personnages sont très forts, les situations franchement dramatiques. C’est une guerre entre le bon et le méchant, les choses y sont forcément noires ou blanches, comme dans un conte de fée. Et il y a un happy end ! La fin s’écarte de la tragédie par le biais d’un dénouement peu crédible, voire un peu ridicule.
« Aveuglé par son amour pour le cadet de ses enfants, Medarse, l’empereur perse Cosroe médite d’en faire son successeur au trône, ce dont s’indigne imprudemment son fils aîné, Siroe. Celui-ci est épris de la princesse Emira qui, pour venger son père assassiné par Cosroe, s’est introduite à la cour de Perse ; déguisée en homme, elle est devenue, sous le nom d’Idaspe, le confident du roi. Voulant avertir son père du dessein d’Emira sans trahir celle-ci, Siroe s’introduit dans la chambre royale pour y déposer une lettre anonyme mettant Cosroe en garde. Découvert, il se voit accusé par sa propre lettre : Medarse et Idapse appuient les soupçons de Cosroe, en même temps que Laodice, qui, aimée du roi mais amoureuse de Siroe, a été par lui repoussée. Cosroe fait arrêter son fils. Il lui propose ensuite la liberté, le trône et Laodice à condition que Siroe révèle le nom de celui qui complote contre le roi. Ne pouvant accuser Emira, Siroe est condamné à mort et Arasse, frère de Laodice, chargé de son supplice. Apprenant l’exécution de son amant, Emira fait éclater la vérité ; Cosroe est accablé de remords. Arasse révèle à Emira que Siroe n’est pas mort : tous deux se rendent à sa prison, juste à temps pour empêcher Medarse d’assassiner son frère. Le peuple, soulevé par Emira, s’en prend à Cosroe de l’exécution prétendue du prince, et Emira va immoler son ennemi, quand Siroe arrête son bras. Medarse et Laodice sont pardonnés, Emira se réconcilie avec Cosroe et épouse Siroe ». Olivier Rouvière, Métastase, Hermann Éditeurs, 2008.
Il n’y a pas d’époque, aucune datation possible, ni par le costume ni par le décor qui portent l’exotisme du sujet mais non sa temporalité. J’ai cherché un détachement de la réalité, car au fond Métastase s’en détache le premier : le récit qu’il fait est historiquement faux.
Comment représentez-vous la Perse ?
À l’époque où fut conçu cet opéra, les gens ne connaissaient absolument pas la Perse. Ils ne l’appréhendaient qu’à travers la peinture, les miniatures, les artéfacts, à partir desquels imaginer ce monde lointain. J’ai donc situé Siroe dans une sorte de miniature perse, agrandie et pleine de couleurs, dans laquelle les personnages bougent comme les figurines de cet art-là. Il y a une projection en 3D qui fait évoluer chaque scène à travers des changements de couleurs et de volumes. C’est comme une promenade de l’œil sur les pages d’un livre perse, sauf que c’est en 3D. Ainsi entre-t-ton dans ce conte de conflits qui se finit bien. Parfois, je laisse de côté cette esthétique – par exemple dans l’air de Cosroe, lorsque les révolutionnaires brûlent le grand palais, le livre lui-même s’enflamme, les pages carbonisées volettent ici et là ; la scène se déchire, car l’histoire pourrait finir là. Pourtant, avec le troisième acte recommence un nouveau conte autour de Siroe, qui se traduit visuellement dans la production.
Au générique, on peut lire « vidéo : Étienne Guiol » ; comment intervient-il ?
On a tourné un film pour illustrer l’air avec lequel Emira exprime ses sentiments à l’égard de Siroe. Dans une aria de huit minutes, il est presque impossible de mettre en scène tout ce qu’elle veut dire. Alors on verra le couple en fond de scène, projeté dans un de leurs moments de bonheur amoureux. Ici, rien d’autre que le rêve d’Emira, quand ailleurs bougent les moucharabiehs de la miniature. On sort du livre magique.
Cosroe est un personnage affreux. Tyrannique, puissant et riche, il s’engage dans la magie noire, devient le maître du livre. Quand après l’avoir fait exécuter, il apprend l’innocence de son fils Siroe, il entre en grande fureur jusqu’à laisser s’effondrer tout son univers. J’ai voulu utiliser le charme des couleurs pour installer une cour orientale de rêve idéal où se dissimulent de nombreux coins d’ombre, générés par Cosroe, tellement négatif. Je suis ravi d’avoir pu réunir la complicité de Bruno de Lavenère (que j’avais rencontré sur Farnace de Vivaldi, il y a deux ans, et avec lequel je m’étais très bien entendu artistiquement) et le talent d’Étienne Guiol qui a fait un magnifiquement travail vidéastique, omniprésent dans tout le spectacle.
Votre collaboration avec George Petrou et Armonia Eterna a commencé il y a deux ou trois ans, je crois. Comment cela s’est-il fait ?
On s’est rencontré sur Alessandro d’Händel, qu’on a enregistré. On vient de graver Rokoko, mon nouvel album en soliste. C’est une collaboration très forte, parce que George investit beaucoup d’énergie dans des projets qui ne sont jamais simples. Justement, j’aime surtout travailler avec des gens motivés, c’est ça qui m’intéresse. À cause de la crise grecque, il n’y a vraiment plus rien du tout pour la culture à Athènes. Pendant huit ou dix mois, les musiciens n’ont pas été payés, mais pour faire Siroe ils étaient tout de même là ! Voilà une force artistique qui m’a beaucoup attiré, car il y a une véritable volonté de créer, même dans les conditions les plus difficiles. Pour George Petrou et ses musiciens, ce qui compte c’est l’art, la musique, qu’on va pouvoir partager ensemble. Il y a là quelque chose de pur, au fond, non ? L’échange s’en ressent, évidemment. Quand tout le monde s’investit autant pour faire bien quelque chose, on peut discuter, par-delà l’ego de chacun, tenter telle manière de faire, se contredire pour progresser, et ainsi de suite. Avec ce chef, on est dans l’irrationnel créatif, l’intuitif ; ça peut parfois paraître un peu chaotique, oui, mais le principal est que toujours ce soit aventureux. Qui, aujourd’hui, va oser enregistrer Siroe de Hasse, franchement ? Qui connait ça, qui va vouloir le découvrir, pourquoi ne pas s’en tenir à ce que connait le public, à ce qu’il attend ? Eh bien, non, George Petrou partage avec moi l’audace de vraies aventures où rien n’est donné d’avance. Quel plaisir !
Comment voyez-vous aujourd’hui votre expérience de la mise en scène ?
C’était assez éprouvant mais je suis content, vraiment. Tout s’est finalement bien passé, la production fut favorablement accueillie à Athènes, le public a aimé. J’espère qu’il en ira de même à Versailles, même si les goûts sont forcément différents selon qu’on joue ici ou là. Les deux semaines de répétition avec la nouvelle distribution ont commencé un peu tendues, car il y avait peu de temps pour préparer tout, mais dans les derniers jours tout s’est éclairci. Ce que l’on doit faire sur scène est désormais évident.
Avez-vous envie de réaliser d’autres mises en scène ?
Mais oui, bien sûr ! Il faut souhaiter que des maisons d’opéra m’invitent pour ce genre de travail, cela ne dépend pas de moi. En tout cas, la prochaine production sera mise en scène par quelqu’un d’autre – non, les spectacles Parnassus ne seront pas désormais systématiquement signés Max Emanuel Cenčić, n’exagérons pas (rires) ! Toujours est-il qu’en effet cette expérience m’a enrichi humainement et artistiquement, outre que je m’y suis bien dépensé et beaucoup amusé.