Chroniques

par bertrand bolognesi

Liza Lim
Annunciation Triptych

1 CD Kairos (2023)
0022003KAI
Parution chez KAROS de "Annunciation Triptych" de Liza Lim

À la tête du WDR Sinfonieorchester, Cristian Măcelaru a gravé trois pages conçues par Liza Lim entre 2019 et 2022, formant le cycle Annunciation Triptych. Chez une compositrice qui depuis toujours joue dans ses œuvres avec le visible et l’invisible, favorisant l’esthétique du rituel plusieurs fois inspiré par une idée du miroitement empruntée aux croyances d’une communauté aborigène d’Australie, cette grande pièce de près de trois quarts d’heure pourrait être envisagée comme cérémonie féministe spirituelle. De fait, ce triptyque célèbre trois figures majeures de la féminité : d’abord la poétesse grecque Sappho, puis Marie, mère du dieu chrétien incarné pour le sacrifice rédempteur de l’humanité, enfin la resplendissante Fatimah, fille du prophète Mahomet. Qu’est-il donc annoncé à travers les trois pages abondamment orchestrées de Liza Lim ? Et qu’induit cette suite d’hommages à des icônes ? La méditation de l’écoute le révélera peut-être… ou non, selon la disposition de l’auditeur mais encore le lieu où il s’adonne à l’écoute. Cette remarque plonge au cœur de ce que n’a de cesse de répéter l’artiste : chaque geste et chaque chose, chaque regard et toute décision possède un impact sur le monde de même que le moindre fait du monde provoque une modification de l’humain – Extinction events and dawn chorus (2008) nous le rappelle encore [lire notre critique du CD].

Le chatoiement heureux qui ouvre Sappho/Bioluminescence invite dans un univers à la vie intense, dont chaque détail semble en effervescence constante. Le souffle est à l’honneur, souffle du divin qui est aussi celui à l’aide duquel depuis la nuit des temps le prêtre-musicien invoque les puissances secrètes. Il y a là quelque chose d’à la fois contemplatif et hymnique que l’auteure affirme porté vers la mer, l’île méditerranéenne où la poétesse couchait sa poésie chantant l’amour mais encore la nature. Le second titre du mouvement attire l’attention sur la lumière produite par le corps dans la nuit, signe impérieux de présence au monde, encore, voire de danse érotisée de la nature. Les stridences flûtistiques articulent le relief d’un immense scintillement orchestral incroyablement enveloppant.

C’est dans l’écho d’une sorte de fléau que survient le panneau central, Mary/Transcendence after trauma, « visite de l’ange, à la fois préfiguration de la passion, témoin, mystère et illumination de l’angoisse humaine », confie Liza Lim (notice du CD). À celui qui se trouverait surpris de fréquenter la Vierge et l’archange Gabriel dans la foulée, il faut rappeler la richesse transculturelle dont se nourrit l’imaginaire de la musicienne. Son origine asiatique, son installation en Australie et ses nombreuses errances d’un territoire à l’autre y contribuent, sans expliquer à eux seuls le fécond attrait pour les différences innombrables d’appréhender le monde – plus que transculturalisme, c’est la notion, chère à Édouard Glissant, de Tout-Monde qui vient en tête pour situer l’entre-deux sur lequel prend appui sa créativité. Plus encore que Sappho, Mary immerge dans l’opulence du vaste effectif, corps sonore énorme dont la démesure vient à dépasser l’écoute, au fond – transcendance, dit le titre.

Bien que s’appuyant sur plusieurs textes, sans pour autant s’avérer jamais musique à programme, ces deux volets demeurent ohne Worte. En revanche, le dernier convoque directement les vers de la poétesse franco-libano-étatsunienne Etel Adnan (1925-2021) qui s’exprimait dans les trois langues (français, arabe, anglais), et décéda pendant la conception d’Annunciation Triptych. Ainsi Fatimah/Jubilation of flowers est-il chanté par le soprano Emily Hindrichs, introduite par un cor majestueux dans une inflexion clairement rituelle. C’est « lamentation et joie, de grandes noces festives où chaque drapeau se déploie dans le vent » (même source). Liza Lim a produit cinq opéras – The Oresteia (Melbourne, 1993), Moon spirit feasting (Adelaide, 2000), The navigator (Brisbane, 2008), Tree of codes (Cologne, 2016) et Atlas of the sky (Melbourne, 2018) –, c’est dire le métier accumulé dans le traitement de la voix. Ici, l’on est surpris d’une facture nettement moins audacieuse que celles de Sappho et de Mary, mais dont on admire toutefois la franche liberté expressive. La minutie vérifiée dans l’écriture des timbres répond subtilement au lyrisme exacerbé de la ligne vocale. Un disque surprenant !

BB