Dossier

dossier réalisé par monique parmentier
caen – juillet 2011

la pépinière des voix
minutes d’un week-end de formation

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Les Folies Françoises nous accueillent (4 et 5 juillet derniers) aux répétitions du concert donné à Caen, dans le cadre du Festival Viva Voce. Ce festival, qui célèbre l’art vocal sous toutes ses formes et ouvre ses portes aux professionnels comme aux amateurs, recevait la Pépinière des voix, une master class peu courante par ses objectifs et ses moyens humains. Agnès Mellon (qui participait à la naissance des Arts Florissants) est à l’origine de ce projet destiné aux jeunes artistes, un projet qui n’est pas sans rappeler celui du Jardin des voix, créé par William Christie qui en est devenu d’autant plus naturellement le parrain. Cette Pépinière va au delà d’une simple formation puisqu’elle se conclut par un spectacle joué en tournée, initiant ses participants à la vie d’une production. C’est cette aventure autour de deux opéras de Charpentier que nous sommes allés découvrir au côté du public normand durant deux jours.

Seule au début, Agnès Mellon compte depuis cette année Patrick Cohen-Akenine et Nathalie Van Parys à ses côtés. Si tous trois partagent la même affection pour le chef américain, ils ont également et surtout en commun la volonté d’entretenir auprès des jeunes générations d’interprètes « la même envie de partager la musique ». Pour eux, transmettre le fruit de leur expérience en leur offrant un cadre où s’épanouir est, plus qu’une nécessité, une passion dont La Pépinière des voix se fait l’indispensable lieu d’exigence.

Participant à de nombreux jurys, Agnès Mellon connaît particulièrement bien les difficultés (qu’elle put vivre elle-même) auxquelles sont confrontés les jeunes chanteurs. Elle est partie du constat qu’en sortant du conservatoire et en débutant leurs carrières, beaucoup se retrouvent sans soutien, sans formation scénique, en manque de conseils d’interprétation ; bref, en difficulté pour aborder les auditions et les rôles qui peuvent leur être proposés. En 2008, sous forme de master class, elle mit mise en place une formation en trois week-ends dispensée par des professeurs de chant et de langues, des conférenciers, des instrumentistes (violons, flûte) et un continuo. Aux artistes sélectionnés fut d’abord proposée la découverte du répertoire italien puis, deux ans plus tard, de l’allemand, un concert venant conclure la session. Devenue extrêmement lourde, la mise en place fut vite difficilement à assumer par une personne seule. Connaissant bien Agnès Mellon et ayant suivi le projet depuis sa création – puisque des étudiants de sa classe de violon de la vallée de Chevreuse y avaient participé durant les deux premières années –, Patrick Cohen-Akenine lui proposa de reprendre toute l’organisation de La Pépinière des voix à la charge des Folies Françoises et de la développer par un abord actif de la scène induisant des costumes réalisés en partie par des lycéens. En compagnie de Nathalie Van Parys pour la mise en scène, ainsi ont-ils donné un nouveau souffle à cette formation, permettant d’aborder un point qui n’est pas enseigné dans les conservatoires : la tenue en scène. Sa conclusion logique en est un spectacle composé de deux œuvres de Charpentier : l’opéra Les arts florissants et la pastorale Les plaisirs de Versailles.

Les auditions eurent lieu le 25 septembre 2010. Les artistes ont été sélectionnés sur plusieurs critères dont, bien sûr, les qualités vocales, mais également physiques. « On cherchait des physiques adaptés aux voix, particulièrement pour Les arts florissants. Nous avions une certaine idée des personnages, comme l’Architecture pour lequel nous souhaitions une soprano grande », nous dit Patrick Cohen-Akenine. Nathalie Van Parys complète : « On a essayé de définir les profils de chaque personnage, de leur donner une couleur et d’ensuite travailler cette couleur avec les chanteurs ». Le système des auditions fut toutefois mal vécu par Agnès Mellon ; elle envisage qu’il put lui arriver parfois de passer à côté de jeunes talents. D’accord pour générerun esprit de troupe qui permette à chacun de trouver sa place et une forte envie de progresser, tous trois pensent avoir réuni une bonne équipe qui créera l’émulation. « Durant la sélection des chanteurs, nous repérions facilement que si certains étaient solides, d’autres l’étaient moins. Nous avions l’opportunité de choisir des artistes plus prêts, mais nous avons préféré donner une chance aux plus jeunes », précise Agnès Mellon [prochaine photo].

© jérôme bernard-abou

Au total, huit candidats sont retenus : Emmanuelle Campa, Adèle Carlier et Hasnaa Bennani (sopranos), Elena Rakova (mezzo-soprano), François Pagot (haute-contre/ténor), Christian Ploix (ténor), Julien Clément et Jean Ballereau (basse) ; plus une doublure pour les sopranos : Élodie Caloud. Tous enthousiastes, ils partagèrent une vraie complicité, se montrant prêts à supporter une exigence qui ne souffre aucune complaisance. Chez tous, on retrouve les mêmes mots pour définir leurs professeurs : « ce sont vraiment des pointures », « il faut s’adapter, cette exigence est vraiment quelque chose de bien », « elle a été directive, très efficace et remarquablement inspirée », « nous avons enrichi notre expérience au contact de leur richesse », « c’était à la fois passionnant et beau d’apprendre avec de tels artistes », « ce sont de grands professionnels qui respectent les horaires, font un travail en détail et nous aident à progresser ». Dans leurs mots, une seule admiration et une même quête d’exigence, une réelle maturité avec un regard pertinent sur les progrès qu’ils leur restent à faire – comme Emmanuelle (vingt-six ans), qui connut ici sa première expérience scénique professionnelle, qui sait qu’elle doit travailler l’ornementation et un vibrato encore trop présent ; désormais, elle souhaite élargir ses connaissances en passant des auditions et continuer à chercher des master classes. « Je ne vais pas me lancer tout de suite dans tout et n’importe quoi. Je vais prendre le temps de bien poser les choses ». Elle est une chanteuse pétillante, avec une belle énergie qui, dans Les plaisirs de Versailles, laisse émaner un vrai bonheur d’être sur scène.

Jean abordait également sa première expérience scénique. Il est venu en confiance, connaissant déjà Agnès Mellon et Patrick Cohen-Akenine. Il a particulièrement aimé cette relation nouée avec les professeurs : « Patrick Cohen-Akenine nous a souvent donné la parole pour partager des idées, les confronter même, mais aussi régler la prosodie, certains tempi et autres dynamiques (qui sont loin d'être des détails) avec le continuo sans nous imposer systématiquement sa décision de chef. Cela permit à tous de s’approprier cette musique et de s’en délecter plus encore, je crois ». Comme chacun, il est conscient de la chance constituée par cette expérience : « elle m'a été des plus profitable, m’ouvrit une porte sur un monde qui ne demande qu'à être exploré ».

Quant à lui, Julien s’interroge sur les objectifs qu’il se fixe. Une chose est certaine : cette formation l’a « conforté dans l’idée de faire ce métier ». À trente-cinq ans, il est le plus âgé du groupe. S’il n’a pas suivi le cursus traditionnel des conservatoires, il s’est formé sur le terrain, accumulant les expériences amateurs et professionnelles dans plusieurs les domaines (chœur, opérette, théâtre). Il sait qu’il lui reste encore beaucoup à apprendre, particulièrement sur l’ornementation baroque et la gestuelle, mais le travail réalisé avec Patrick Cohen-Akenine au dessus de violon, pour donner à son rôle une couleur proche de celle de l’instrument, lui permet de disposer en scène d’une autorité qui semble naturelle. Sa Discorde est époustouflante et venimeuse à souhait. Pas de doute : il fait, malgré le handicap de départ, partie des belles découvertes de cette Pépinière.

On sent chez chacun d’eux ce devenir fait de projets et d’espérance, une envie de construire en tirant profit des obstacles. Comme chez Elena qui vient de Russie ou Hasnaa du Maroc : toutes deux possèdent un magnifique phrasé, alors que le français n’est pas leur langue d’origine. Formée au répertoire lyrique du XIXe siècle, Elena apprit ici à placer « sa voix moins en avant, à nuancer plus et à mettre des ornements » grâce au travail avec Agnès Mellon. Ne s’arrêtant pas là, elle part dans le Périgord rejoindre Michel Laplénie auprès duquel apprendre encore. Elle rêve de faire découvrir le répertoire baroque dans son pays où il est encore peu connu : « c’est mon but ». Quant à elle, Hasnaa est arrivée en France à dix-sept ans afin de parfaire ses connaissances de violoniste. Pour vivre sa passion, elle n’hésita pas à quitter ses racines pour s’ouvrir à celles des autres. Puis elle préféra se consacrer complètement au chant qu’elle pratiquait en amateur. Hasnaa nous parle avec ferveur de ce déclic qui a tout changé pour elle lors d’un stage dans le Périgord où, en préparant Les Indes galantes, elle découvrit le répertoire baroque : « tout me plait dans ce répertoire, les opéras, la musique sacrée, les personnages et la voix à développer pour le chanter. J’ai le sentiment que c’est exactement ce que je recherchais ». Elle est la plus belle fleur de cette Pépinière. Son aisance et sa grâce sur scène, son timbre et ses ornementations montrent à quel point son avenir est tout tracé ; d’ailleurs, elle est déjà engagée par de nombreux chefs dont Jean-Claude Malgoire et Vincent Dumestre.

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Parfois, un déclic peut changer une orientation. Ainsi en est-il d’Adèle, une autre très belle découverte. Un petit rôle sur une production de Pyrame et Thisbé de Francoeur et Rebel à Nantes devait tout changer pour elle qui reçut une formation lyrique au CNR de Paris. Elle n’est certes pas encore aussi à l’aise dans la pratique de la gestuelle baroque, mais sa technique vocale est assurée et sa voix riche d’un charme qui ne peut que séduire. Le grand bonheur de cette chanteuse élégante, capable d’aborder tous les répertoires avec la même facilité, est d’avoir bénéficié de deux rôles solistes. Tout comme Julien, elle a aimé « la relation avec l’instrumentation baroque » pour travailler les couleurs et, surtout, ne plus laisser le « feeling » être à l’origine de l’ornementation.

François, lui, baigne dans le baroque depuis déjà un bon moment. Il a fait partie des chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles. Sur cette production, il est venu un autre regard qui lui permette d’enrichir son expérience. « Parmi les choses intéressantes pour moi, c’est de pouvoir aborder ce répertoire avec un autre chef. C’est une vision assez proche d’Olivier Schneebeli et pourtant si différente. C’est vraiment intéressant de pouvoir travailler avec de tels artistes ».

Si vocalement (mais peut-on s’en étonner, connaissant son parcours ?) le chant baroque est bien maîtrisé, scéniquement il doit encore gagner en présence. D’ailleurs, c’est aussi pour cela qu’il souhaite faire un maximum de productions « parce qu’on progresse à chacune. On est dans un métier où l’on apprend jusqu’au bout ». Sur ce spectacle, seul Christian, plus discret, ne possède pas de rôle soliste, mais comme ses camarades, il est ravi d’avoir pu bénéficier de cette opportunité. Il est passé par des expériences dans des chœurs et suivit une formation en musique médiévale à la Sorbonne. Il est heureux d’avoir découvert la mise en scène et la gestuelle baroque.

La présence d’une doublure pour les sopranos s’est avérée nécessaire pour assurer le spectacle lors du Concert donné sur le Midsummer Festival à Hardelot, le 13 juin dernier, où Hasnaa était prise par d’autres engagements, et pour les répétitions à Caen où c’est Adèle Carlier qui n’était pas disponible. Élodie Caloud est encore élève de conservatoire. Elle a vécu comme une grande chance cette expérience au sein de La Pépinière des voix. Malgré le côté un peu frustrant de cette situation, elle s’est investie avec un réel bonheur. « Touchante et sensible, elle a engrangé beaucoup de rôles, ce qui était plutôt intéressant pour elle. Les autres l’ont encouragée », nous en dit Patrick Cohen-Akenine. Elle possède ce quelque chose qui ne demande qu’à s’épanouir mais qui est encore fragile. Elle sait créer par sa présence sur scène un petit je-ne-sais-quoi de spécial nouant un contact pour le moins fascinant ainsi avec deux enfants présents aux répétitions en l’Église Saint Nicolas. Ces derniers ont répété cette gestuelle baroque qu’elle réalisait avec une réelle grâce, tout en l’écoutant avec une grande concentration. Instant magique où les corps parlent et où les mots se dessinent dans l’espace, instant de pure candeur et de transmission.

Certes, ils présentent quasiment tous des faiblesses mais, au fond, leur enthousiasme et leur énergie les portent et, pour tous, la découverte de la mise en scène fut essentielle. « C’est un travail magnifique d’écoute, d’osmose, de la volonté d’aller vers l’autre et de l’écouter », nous confie Elena. Le moins qu’on puisse dire est que ses propos rejoignent ceux de Nathalie Van Parys [photo précédente] pour qui les objectifs de cette formation étaient de leur apprendre « à se comporter avec l’autre, à gérer l’espace scénique avec les partenaires et à intégrer un personnage personnellement pour le faire vivre sur scène afin que le public en comprenne les intentions. Ils devaient se libérer, positionner leur corps, leurs regards, leurs mains, apprendre à marcher, faire, en somme, que jamais le public ne s’ennuie ». Danseuse classique de formation, Nathalie Van Parys a rencontré Francine Lancelot et en est restée à jamais profondément marquée. La mise en scène, c’est venu un peu plus tard. Et même si le baroque occupe une place importante pour elle, elle n’a pas hésité à explorer d’autres domaines et, en particulier, l’opérette en mémoire de son grand-père Georges Van Parys. Ne disposant que d’une semaine pour initier les huit chanteurs à la pratique scénique, elle leur proposa deux mises en scène très différentes.

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Pour Les arts florissants, elle s’est attachée à la gestuelle baroque, tandis que dans Les plaisirs de Versailles, c’est le monde de la comédie musicale des années trente qu’elle a retenue. Son exigence plut aux jeunes gens : « scéniquement, ici tout était beaucoup plus précis que tout ce que j’avais fait jusqu’à présent », nous dit Emmanuelle. Elle leur apprit ce qu’aucune école de chant ne peut apprendre : à se mouvoir, à regarder les partenaires, le public, les musiciens, à capter la lumière, à se libérer, « cette capacité à s’adapter rapidement à des exigences, un travail, un professionnalisme dans une équipe, à gérer l’espace scénique ». Elle leur fit découvrir ce monde des courbes qu’est le baroque : « c’est essentiel, nous dit Adèle, et c’est une réflexion que je dois entretenir. Aussi bien au niveau du corps que dans les déplacements. Se dire qu’il y a toujours un déséquilibre… ».

Au sortir de La Pépinière des voix, tous sont plus que jamais conscients du grand bonheur à exercer ce métier, mais aussi des difficultés – et elles sont nombreuses – qu’il leur faudra vaincre. Leurs trois professeurs le savent mieux que personne. Peut-être est-ce aussi pour cela qu’ils se battent afin de poursuivre le projet. « La situation est vraiment difficile. Il y a beaucoup d‘excellents jeunes chanteurs et peu de places » nous confesse Agnès Mellon. Ils ne peuvent que leur recommander de ne pas se lancer trop vite. « Je pense qu’il faut apprendre à bien se connaître. Pour durer dans ce métier, il ne faut pas ignorer ses limites, savoir ses qualités. La musique, c’est la générosité ! Il faut prendre du recul et rester humble et honnête », leur conseille Patrick Cohen-Akenine. Travail et persévérance sont essentiels pour bâtir l’avenir.

Pour que d’autres jeunes chanteurs puissent affronter à leur tour la critique qui ne manquera pas parfois d’être dure, mais aussi et surtout pour vivre de leur art et offrir au public de merveilleux moments, il est plus qu’indispensable que cette Pépinière dure. Malheureusement, elle ne reprendra qu’en 2013 et sans projet scénique – à moins que d’ici là un mécénat puisse venir aider les Folies Françoises et Agnès Mellon dans leur démarche. Croire aux générations en devenir, c’est croire en l’avenir de la musique et à la joie qu’elle procure. Lorsqu’au soir du 4 juillet [dernière représentation au Théâtre de Poissy, le 17 novembre ; n’hésitez pas], après le spectacle parfois encore un peu gauche mais débordant de vitalité, avec des pépites scintillantes, il fallut, le cœur serré, quitter cette troupe joyeuse de musiciens et chanteurs, l’on ressentit un peu de mélancolie. Souhaitons à tous un avenir limpide.