Chroniques

par laurent bergnach

Karlheinz Stockhausen
Comment passe le temps – Essais sur la musique 1952-1961

Éditions Contrechamps (2017) 334 pages
ISBN 978-2-940068-52-4
Contrechamps réunit quinze textes de Stockhausen, écrits entre 1952 et 1961

Destinés à divers usages (programme, revue, conférence, etc.), les quinze textes réunis par les Éditions Contrechamps donnent une idée précise des convictions de Karlheinz Stockhausen entre 1952 et 1961, période cruciale pour l’histoire de la musique de même que pour sa propre évolution. Sur fond d’échanges internationaux à Darmstadt – comme le rappelle Philippe Albèra dans la préface –, Pierre Boulez est un interlocuteur précieux pour le jeune Allemand sorti de la guerre en d’atroces tourments (mère euthanasiée, père mort au front, quotidien d’un hôpital militaire), mais aussi un appétit pour ce que les nazis avaient celés (Bartók, Stravinsky, Schönberg) ou pour ce qui offre une vision spirituelle rassérénante (Goeyvaerts, Messiaen). Plus que tout autre, Stockhausen (1928-2007) souhaite une coupure nette avec ce passé néoclassique et totalitaire. Il va s’y employer longtemps, dans le sillage de sa première pièce publique (1951).

Fil rouge de ses écrits, Anton von Webern (1883-1945) est le pilier du monde à venir, dont Boulez lui aussi conçoit l’importance [lire notre chronique du 12 novembre 2004]. En effet, la pensée sérielle qui s’amorce chez le rigoureux Viennois s’avère « la seule méthode adéquate et susceptible d’un développement universel » léguée par le dernier demi-siècle – à charge pour chaque compositeur de se libérer de ses formes les plus contraignantes, le moment venu. Plus précisément, Stockhausen évoque ce créateur dans son analyse d’un extrait des Concerto Op.24 et Quatuor Op.28, lorsqu’il l’associe à Debussy dans des « remarques sur la forme statique » ou fait entendre Variations pour piano Op.27, dévoilant ainsi « des idées qui ont conduit à la composition structurelle ». Webern, encore et toujours, jusque dans le domaine de la composition électronique, de par sa découverte du continuum entre mélodie et harmonie.

Les propos sur les sons synthétiques sont nombreux dans ces pages. L’intérêt qu’ils suscitent chez Stockhausen est simple : dans la logique tabula rasa, le créateur doit non seulement repenser la forme d’une œuvre mais aussi les sonorités qui la définissent. La musique électronique permet « cette pensée organisatrice qui va à l’intérieur du matériau ». « À terme, écrit-il en 1953, la composition sera indissociable de la recherche », et l’on voit le jeune homme fustiger « les archivistes de sons » de la musique concrète pour se tourner vers de réelles avancées techniques (Studio für Elektronische Musik, Syntheziser II [sic], etc.) et créatives (Eimert, Gredinger, Ligeti, Pousseur, etc.). Dans l’idéal, l’instrument-continuum nécessite des salles adaptées à la spatialisation et des radios moins frileuses.

À l’inverse de ces dernières, rétives à former le public à l’art d’aujourd’hui, Stockhausen se montre un pédagogue assidu (« On ne peut faire avancer les choses qu’avec patience ; cela prend du temps »). Avec l’exemple de ses aînés (Varèse, Cage) et un recours à quelques partitions personnelles analysées en détail (Klavierstück I, Kontakte, etc.), l’auteur de Gruppen [lire notre critique du CD] aborde des sujets variés tels que savoir-faire artisanal, dimension graphique, évolution orchestrale, conditions d’écoute et ressenti temporel. Avec beaucoup d’enthousiasme mais un brin d’amertume, pour qui connut les affres du capitalisme : « […] rares sont les personnes à se rendre compte qu’il existe, de nos jours, bien plus de besoins psychiques que physiques à satisfaire ».

LB