Chroniques

par laurent bergnach

Jurowski et l'Orchestre symphonique de la fédération de Russie
Bartók – Prokofiev – Rachmaninov

1 DVD Bel Air Classiques (2016)
BAC 107
Vladimir Jurowski joue Bartók, Prokofiev et Rachmaninov

Filmé avec une grande variété de plans dans la grande salle du conservatoire Tchaïkovski de Moscou, le 6 septembre 2013, ce concert rend hommage au chef d’orchestre Evgueni Svetlanov (1928-2002). Par ailleurs pianiste et compositeur, l’homme est célèbre pour avoir passé trente-cinq ans à la tête de l’Orchestre symphonique de la fédération de Russie (1965-2000) – sur les pas d’Alexandre Gaouk (1936–1941), Nathan Rakhline (1941–1945) et Konstantin Ivanov (1946–1965). Bientôt centenaire, la formation est conduite désormais par Vladimir Jurowski (depuis 2011).

Si la correspondance avec la jeune poétesse Marietta Chaguinian inspire à Sergueï Rachmaninov (1873-1943) Quatorze romances Op.34 (1912), son œuvre suivante, Les cloches Op.35 (1913), doit son existence à une lettre anonyme de la violoncelliste Maria Danivola. Elle conseille la lecture du poème éponyme d’Edgar Allan Poe, paru après la mort de l’Américain, en 1849. « Poe semble y pleurer la perte vaine de la vie, les questions que le grand âge même laisse sans réponses, et l’angoisse devant la mort – ou plutôt, devant l’absurdité de l’existence. Tout cela en germe dans le tintement de cloches… » (Jean-Jacques Groleau, in Rachmaninov, Actes Sud, 2011). Fondée sur la traduction de Konstantin Balmont, la symphonie vocale en quatre parties voit le jour avec succès, à Saint-Pétersbourg.

Paisible sinon espiègle, le premier mouvement délivre la tension joyeuse des clochettes d’argent de traineaux associés à l’enfance. Le ténor Vsevolod Grivnov s’y montre clair, vaillant et incisif. C’est ensuite l’or qui tinte, associé aux noces de la jeunesse. Tatiana Pavlovskaïa les évoquent d’un soprano onctueux et enveloppant. Le troisième mouvement rappelle le Prokofiev de la Suite scythe, ou encore Scriabine : les cloches de bronze gagnent en sauvagerie, menant vers le combat ce qui débutait comme une fête païenne. Lugubre, un glas de fer résonne enfin, lié à Sergueï Leiferkus, solide baryton.

Avant le retour de chanteurs en fin de programme, savourons le Concerto pour piano en mi majeur n°3 Sz.119 (1946), œuvre testamentaire d’un Béla Bartók qui meurt sans l’achever, malade et en exil – son élève Tibor Serly, altiste et compositeur, orchestre les dix-sept dernières mesures. On y apprécie la frappe délicate du virtuose d’origine ouzbèke Yefim Bronfman et le soin qu’apporte Jurowski à révéler toute la finesse de l’écriture bartókienne, osant notamment la grande tendresse et les touches d’humour du mouvement médian.

Signées Sergueï Prokofiev (1891-1953) et du symboliste Balmont, deux raretés viennent couronner ce concert moscovite : Deux poèmes Op.7 (1910), pour chœur féminin et orchestre, puis Sept, ils sont sept Op.30 (1917/1933), cantate pour ténor, chœur et orchestre. Le cygne blanc séduit par sa grande douceur, tandis que La vague se déroule dans un cristal tendrement enjoué. On retrouve Vsevolod Grivnov et le Chœur d’état académique Yourlov au complet pour une évocation expressive et angoissante des démons de cette « incantation chaldéenne », « broyant les hommes, ainsi que les hommes broient du grain ». Une fois encore, Jurowski interpelle notre oreille.

LB