Chroniques

par bertrand bolognesi

John Field
Nocturnes

1 CD Hortus (2021)
197
Florent Albrecht joue les Nocturnes de John Field sur un pianoforte de 1826

Assez connu en son temps pour les sept concerti qu’il a dédiés au piano, son instrument, le compositeur irlandais John Field, virtuose qui parcourut l’Europe, fait aujourd’hui partie des oubliés de l’histoire de la musique… sans parler des interprètes, solistes, orchestres et chefs, comme des directeurs de salles de concert ou de festivals, peu d’entre eux cultivant, on le sait, l’art de sortir des autoroutes tracées au cordeau en faveur de sentes qui s’avèrent pourtant éclairantes, à défaut d’être toujours passionnantes. Il faut dire que les bonnes volontés butent sur un problème de taille quand il s’agit de Field qui semble avoir quelque peu négligé l’édition de ses œuvres.

Né dans une famille musicienne de Dublin durant l’été 1782, Field étudia si vite et si bien la musique en général et en particulier le piano qu’il se produisit encore pré-adolescent. Lorsque papa et maman s’installent à Londres, le voilà démonstrateur chez Clementi & Co, une maison qui fabrique et vend des pianos, régie par le compositeur et éditeur Muzio Clementi, le maître du jeune homme. À vingt-et-un ans, à l’issue d’une tournée européenne avec Clementi, il s’installe en Russie. Tour à tour à Saint-Pétersbourg puis à Moscou, il se fera vite connaître en tant que concertiste fort apprécié. Il est bientôt recherché comme enseignant, sans qu’un certain penchant pour tous les plaisirs portât ombrage à sa réputation – l’alcool eut toutefois définitivement raison de sa santé et il s’éteignit au cœur de sa cinquante-cinquième année.

On a beaucoup glosé sur le fait que Chopin, en écrivant ses fameux Nocturnes, aurait porté une ombre épaisse sur l’inventeur du genre. Pour le claviériste Florent Albrecht, c’est aussi que les pianistes n’ont pas toujours eu assez d’imagination pourfaire autrement que rattacher la manière de l’Irlandais à celle du franco-polonais – il le dit de plus aimable façon. Comme en témoigne la notice qu’il signe pour son CD, l’interprète s’est posé les bonnes questions, semble-t-il, en ce qui concerne certains accords, les phrasés, l’usage de la pédale, etc., en regard d’éditions souvent défectueuses, nous l’avons dit. En 1826, le Napolitain Carlo de Meglio concevait, dans la lignée du modèle viennois, un grand pianoforte, restauré en 2004 dans l’atelier d’Ugo Casiglia, à Palerme. Florent Albrecht, qui en fit l’acquisition en 2019, s’est naturellement tourné vers cet instrument pour jouer les Nocturnes composés entre 1812 et 1835.

À suivre l’ordre proposé par l’édition de Liszt – le musicien, quant à lui, suit un ordre autrement raisonné –, on découvre la dentelle ornementale du Nocturne en mi bémol majeur I, traversé par une influence toute belcantiste. Romance triste en ut mineur, le II affirme un je-ne-sais-quoi d’harpistique au charme indéniable, que magnifie le jeu délicat d’Albrecht. Non moins séduisante s’avère la ritournelle du III (la bémol majeur) dont surprennent les successives modulations. Poco adagio méditatif, peut-être contemplatif, d’ailleurs, le IV bénéficie d’un amble infiniment souple qui met en valeur un chant inspiré. La section médiane s’écarte du caractère et agit, pour ainsi dire, laissant la relative nonchalance des premiers pas gagner les derniers. D’emblée mélodique, le Nocturne en si bémol majeur V prend assurément des atours chopiniens… à moins que les opus de Chopin n’aient pris quelque atour fieldien, puisque ceux-là ne furent écrits que de 1827 et 1846. La cantilène du VI (fa majeur) ne contre dit point le propos précédent, ici servie par une attention soignée à la respiration comme à une virtuosité salutairement non-démonstrative. Ne cherchons pas le VII, écarté du projet, et passons au suivant, dont embobine l’enthousiaste élan, avant une chanson simple où rivalisent des éclairages divers. Valse gracieuse, le IX (mi bémol majeur) distille un flatteur Andantino de salon.

À l’opposé, le Nocturne en mi mineur X, digne petit-fils du Clair de lune d’un certain Ludwig van – on y verra un hommage ému… et réussi ! Entre Schubert et Liszt, le XI (si bémol majeur) pourrait être la figure la plus intrigante du recueil, ce que la lecture un brin mouillée de Florent Albrecht accentue savamment. Déjà presque Liebesträum, le douzième (sol majeur) confirme les richesses de couleur du Carlo de Meglio et l’intérêt de cette somme. Lento dolent, le suivant met en valeur le phrasé sensible de l’interprète. Mini-drame, le Nocturne en ut majeur XIV est riche en événements où se mêlent récitativi et arie à plusieurs invitations à la danse, éclatant les proportions des autres pièces de l’édifice (il occupe dix minutes à lui seul). Outre la même tonalité, le XV révèle un cousinage évident avec le précèdent, quand le XVI (fa majeur) lorgne plus vers la tradition du Lied que vers l’opéra italien, certains de ses aspects faisant entendre un caractère schumanien avant l’heure. Ne cherchez pas les dix-septième et dix-huitième, ils n’y sont pas, pour des raisons avancées dans la notice. Notre parcours comme le disque s’achève avec le Nocturne en si bémol majeur Op.posth. qui couronne dans son recueillement une approche avertie.

BB