Chroniques

par monique parmentier

Jean-Philippe Rameau
Suites d’orchestre

2 CD Alia Vox (2011)
AVSA 9882 A+B
Jean-Philippe Rameau | Suites d’orchestre

Cet enregistrement est un aboutissement. Grâce à une master class au sein du Concert des Nations, suivie d’une tournée européenne, de jeunes musiciens venus du monde entier ont découvert, sous la direction de Jordi Savall et le compagnonnage de musiciens expérimentés, toutes les caractéristiques de l’interprétation de la musique orchestrale du temps de Rameau [lire notre chronique 15 janvier 2011]. Au delà du seul travail technique, ils ont révélé en eux ce don tout particulier de l’abandon et de la générosité, apprenant ainsi à rendre au public la splendeur unique de la musique du Dijonnais.

Si Rameau ne fut que fort tardivement rattaché à la musique du Roi, il n’en reste pas moins celui qui a marqué le règne du Bien aimé. C’est dans sa musique que l’Orchestre de Louis XV, un orchestre aux couleurs et formes de rocailles, invente un monde nouveau. Sous le titre ainsi donné à l’enregistrement se cachent des suites d’orchestres issues de quatre ouvrages majeures du compositeur : le ballet héroïque Les Indes galantes, la pastorale héroïque Naïs et deux tragédies lyriques, Zoroastre et Les Boréades. Créés de 1735 à 1764, ils témoignent de l’évolution de trente années d’une création tardive et débridée dans la vie de cet homme apparemment austère.

Jordi Savall s’est tout particulièrement intéressé à faire réentendre l’intensité orchestrale de Rameau qui, plus que les livrets, nous raconte une histoire. La danse semble y occuper une place toute particulière. Légère ou porteuse de sens, à la fantaisie multicolore, au tragique tendre et violent, elle nous emporte dans son mouvement, bouleverse et nous atteint comme un poignard dans le drame, sans que rien ne lui résiste.

Les jeunes musiciens professionnels et leurs aînés du Concert des Nations, sous la direction généreuse, épanouie et précise du maître, trouvent le ton juste qui fait qu’à l’issue de l’écoute du CD, la joie de vivre émanant de cette musique ne peut que rendre la vie plus belle. De tous les pupitres l’arc-en-ciel chatoyant et virevoltant donne à l’ensemble de ces suites leur caractère propre. Costumes et mises en scènes naissent des couleurs et des nuances. Les affects et les atmosphères s’expriment dans toute leur passion, joie et douleur mêlées, au rythme des pas à danser.

De l’exotisme onirique et humaniste des Indes Galantes à la pastorale, pacifiste avant l’heure, de Naïs ; de la quête d’un idéal politique, qui s’effondre dans le chaos des sentiments et la mélancolie, de Zoroastre à la maturité jubilatoire des Boréades, tout ici respire et foudroie. Les feux ardents des cordes et des hautbois animent les riches tableaux qui constituent ces œuvres. Les trompettes glorieuses et les cors brillants se jouent des apparences de guerre en dentelles dans Les Indes galantes pour mieux en souligner la violence dans Naïs. Les musettes endiablées et les tambourins ensorcelants rendent festives et nostalgiques ces aquarelles, grâce à des nuances subtiles. Les percussions bourdonnantes et l’incisif des cordes expriment la violence des éléments (orages et vents des Indes Galantes et des Boréades) avec un réalisme saisissant. L’insigne délicatesse du souffle de la flûte de Marc Hantaï comme le trait de l’archet arachnéen de Manfredo Kraemer allègent les corps et l’âme en de courtes parenthèses qui se referment sur d’enivrantes chaconnes et contredanses. La rondeur sensuelle des bassons apporte une sombre et chaude profondeur, tandis que le cristallin ou l’obscurité de la guitare et du théorbe font miroiter les effets de lumière comme les illusions du théâtre de Rameau.

Le temps s’évanouit dans les airs tendres et rondeaux pour mieux saisir dans les « gavottes des heures et des zéphyrs ». Tout le soin apporté à ce nouvel album par Alia Vox, qu’il s’agisse du livret extrêmement soigné ou de la prise de son, équilibrée et naturelle, en fait plus qu’un bel objet : un instant de partage et de plaisir à (s’) offrir de toute urgence.

MP