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Chroniques
Jean-Noël von der Weid
Luis de Pablo, bâtisseur d’essentiel
À l’automne 1995, en l’abbaye cistercienne de Fontfroide, deux hommes se rencontrent, dans le cadre d’Aujourd’hui Musiques (Perpignan). L’un est le compositeur Luis de Pablo, dont le festival fait le phare de sa programmation cette année-là, l’autre est Jean-Noël von der Weid. Celui-ci est connu pour son exploration assidue de l’aujourd’hui [lire notre critique de La musique du XXe siècle, plusieurs fois actualisé au fil des rééditions] ; le premier l’est pour avoir été l’un des deux chouchous de l’avant-garde espagnole depuis la fin des années cinquante, avec Cristóbal Halffter, son cadet de deux mois.
Alors que leur pays accusait un retard évident sur le reste de l’Europe, Halffter et Pablo y ont importé la dodécaphonie schönbergienne, réalisant bientôt ce que la critique de l’époque appelait une latinisation du sérialisme. Ils sont de tous les évènements et mouvements où la volonté d’une avancée moderne est affirmée – comme les concerts Tiempo y música (1958/59), sur le modèle du Domaine musical de Boulez, auxquels Pablo donne naissance grâce à des fonds universitaires– bien que très officiellement sollicités par les institutions culturelles du régime franquiste : en 1964, ils participent au fameux Concierto de la Paz (juin), au Festival de Musique d’Amérique et d’Espagne (octobre) et à la Biennale Internationale de Musique Contemporaine (novembre/décembre) dont Pablo est le principal promoteur.
Autodidacte qui effectue un travail alimentaire dans un tout autre domaine, Luis de Pablo (né en 1930) obtient son diplôme de composition en 1952. Il expérimente la méthode des Viennois, fréquente les cours d’été de Darmstadt et s’investit bientôt dans une activité d’organisateur, voire de prosélyte, à Madrid et à Barcelone, à travers la mise en place de concerts où il fait jouer les œuvres de ses contemporains internationalement reconnus, mais encore via de nombreux articles et conférences. En 1966, il crée ALEA, premier laboratoire espagnol d’électronique musicale. Une intense activité créatrice en découle, toujours avec concerts et conférences, le labo’ étant même invité à se produire à l’étranger dans les années soixante-dix. Ainsi la cheville ouvrière de sa Semaine de Musique Électroacoustique sera, bien sûr, Luis de Pablo, qui n’a de cesse de déployer ses efforts jusqu’à la fin de l’aventure (1973). Avant qu’il dirige pour trois saisons le Festival de Lille au début de la décennie suivante, c’est encore lui qu’on trouve à l’origine des Encuentros de Pamplona(été 1972), un festival interrompu par les autorités à cause des menaces exprimées à son encontre. De ce temps-là, le musicien dit volontiers que « sous la dictature on profitait de la sénilité générale, de l’absurdité du système. Sans être vu, on se glissait dans le chaos », précise Weid.
À la suite de la rencontre de 1995, une correspondance s’engage, effective entre le 4 décembre 1995 et le 7 juin 2014, date de la dernière missive (après laquelle « nos communications furent ensuite téléphoniques »). Aux Éditions Aedam Musicae, Jean-Noël von der Weid publie trente-cinq lettres où sont brassés de nombreux sujets et préoccupations (d’ordre esthétique ou non). De celui qui affirme que, quitte à choisir, il préfèrerait« devenir un chat, soit sauvage, soit lové sur le divan d’une marquise du XVIe siècle », nous découvrons par cet échange privilégié l’humour délicat et la discrète érudition. Ces textes brefs fourmillent de petites phrases aiguisées sur Céline (« je crois salutaire à la santé une cure à l’acide sulfurique comme celle-ci […], ces épanchements de bile noire »), Gabirol, Gogol, Gracián, Hesse, Jünger, Mishima, Nerval, Pound, Szentkuthy ou Ullán, par ce lecteur insatiable qui, au passage, brosse un portrait truculent de Francisco de Quevedo.
La musique est omniprésente. Entre les évocations de son travail quotidien, parfois épuisant, des créations de ses œuvres, des répétitions à l’opéra et des voyages, cette correspondance et les commentaires de l’auteur se souviennent de compositeurs admirés, comme Antonio José, fusillé à trente-trois ans près de Burgos (1936), Francesco Pennisi (1934-2000) – « un compositeur tellement élégant, qui a fait tout son possible pour passer inaperçu » –, ou Francisco Guerrero (1951-1997). On y perçoit également l’amour de certains lieux, comme le port de Guetaria « où l’on déguste des poissons délicieux accompagnés d’un petit vin blanc, le txakoli » et « les délices de Ronda, d’Arcos de la Fontrera et d’Avila ». Un bel hommage est rendu au musicographe Pierre Souvtchinsky : deux lettres de ce dernier à Luis de Pablo, qu’il a grandement soutenu, sont reproduites. Après la lecture de ce livre, peut-être entendra-t-on différemment la musique du compositeur dont Jean-Noël von der Weid [lire nos critiques de Le flux et le fixe, Papiers sonores et Papiers sonores II] dit : « il offusque tout ».
BB