Dossier

entretien réalisé par laurent bergnach
paris – janvier 2009

Jean-Marie Curti
portrait du compositeur autour d’une œuvre

Maître Zacharius, un opéra de Jean-Marie Curti d'après Jules Verne
© dr

La tournée de Maître Zacharius, opéra en un acte d’après Jules Verne (créé à Bonneville en octobre dernier), est l’occasion de rencontrer son auteur, le compositeur et chef d'orchestre Jean-Marie Curti. Né à Montreux (Suisse), il suivit une formation littéraire à Fribourg et des études musicales dans diverses villes d'Europe, dont l'Accademia Chigiana de Sienne. Établi à Genève, il y fonde en 1975 l'Atelier Instrumental et, en 1982, l'Opéra-Studio. Par ailleurs chanteur (haute-contre), organiste et créateur, il a écrit Le jeu de l'esprit (opéra d'église), L'appel (ballet avec percussions), L'espoir des fous (cantate pour chœur et orchestre), Candide (opéra-comique), Le grand Tétras (opéra pour six cent interprètes), etc. Maître Zacharius, son dernier ouvrage, prend la route : il visitera notamment le Théâtre de Châtillon (31 janvier 2009) et le Bâtiment des Forces Motrices de Genève (18 et 19 février).

Chez Verne, la science permet beaucoup de jeu sur l'apparence et l'illusion (un sous-marin pris pour un monstre, une cantatrice morte qui réapparait, etc.). Qu'en est-il pour le conte fantastique auquel vous vous êtes intéressé ?

De façon certainement consciente, Jules Verne a revisité le mythe de Faust. Le sujet est universel : le souci de transmettre son savoir à sa progéniture, par alliance ou non, se heurte, dans ce qu'il a de plus profond pour chacun d'entre nous, au propre besoin de celui-ci de perdurer. Tout récit mythique – synthèse de nos envies, réflexions, projections – doit s'incarner dans des personnages clairement perceptibles, sous peine de rester dans le pur domaine intellectuel, philosophique. C'est donc sans problème de transcription qu'un cerveau aussi actif et imaginatif que celui de ce jeune Nantais, fasciné par l'invitation au voyage qu'il a constamment sous les yeux, propose à lui seul une mythologie personnelle et complète (pour ce que j'en connais). Sa soif de connaissances est sans limite, ancrée dans son siècle scientifique. Tout déborde si naturellement, dans une langue parfaitement maîtrisée ! Je ne connais pas le déclic : pourquoi son premier grand récit, qu'il retravaillera tout à la fin sa vie, est-il consacré à un problème si adulte ? Peut-être a-t-il simplement reçu une montre ?... De fait, toute la production de l'Opéra-Studio est basée sur l'illusion et l'apparence, parce que justement le sieur Pittonaccio (le diable) est mis en récit comme un pivot de montre, comme le maître du monde que le très catholique Jules Verne place aux commandes mouvantes des rouages, dans notre pauvre lutte terrestre et fatiguée. C'est fantastique et diablement réel. C'est de l'invention, mais c'est documenté avec une précision infernale. C'est visionnaire – afin de rebondir sur la réclamation des clients de Zacharius, Verne propose la montre à quartz ! – mais au service d'une théologie et d'une morale ancrées dans la fin du Moyen Âge où excelle la sorcellerie. Comment diable ne pas voir la quête du Graal dans le parcours initiatique que Zacharius et sa famille entreprennent dans les gorges imaginées des Dents-du-Midi !

Vous êtes votre propre librettiste. Comment s'est passé le choix des personnages à inviter ou non sur scène, celui des tessitures ?

l'écrivain Jules Verne, inspirateur posthume du novuel opéra de Jean-Marie Curti
© dr

En lisant ce texte qu'un ami violoniste de Bordeaux m'a mis sous les yeux – notamment parce qu’y est mentionné le village où j'habite (proche de Genève) –, je suis resté sidéré par son sens dramatique du texte : l'art du dialogue, celui de préparer le lecteur à une thèse exposée peu après, l'opposition savante des ambiances et des situations, mais surtout le naturel des personnages. Tout est clair, évoluant comme dans une pièce de théâtre. J'appris plus tard, en allant visiter son monde de Nantes puis d'Amiens, que Jules Verne [photo] avait écrit diverses pièces de théâtre [Théâtre inédit, Le Cherche Midi Éditeur, 2005] avant de se lancer dans le roman. Sa pratique musicale l'a porté à s'intéresser de près à l'opéra, à écrire des livrets d'opérette, choisir des musiques ; il organisera même des concerts quand son élection politique lui en donna les moyens.

Bref, un opéra s'imposait, dont lui seul serait l'auteur du texte. Je n'ai donc pas voulu qu'un autre écrivain fasse une adaptation, laquelle était pourtant nécessaire puisque le récit n'était pas pensé comme un livret. Mon travail a simplement consisté à mettre dans la bouche des personnages les quelques rares paroles qui manquaient au suivi du récit, en les puisant dans les descriptions de liaison. Il n'y a pas un mot du livret qui ne soit pas de Verne. Pour cette raison, j'annonce mon œuvre comme « texte de Jules Verne et musique de Jean-Marie Curti ». Même pour les Filles du Rhône et les Génies des Dents-du-Midi, personnages que j'ai ajoutés, les quelques textes sont puisés dans le récit, hormis les onomatopées. À ce sujet, il me semblait sympathique d'entourer le diable d'une compagnie de quatre jeunes femmes toutes soprani, afin de mieux faire percevoir la manipulation constante des êtres et des situations. Et ce peut être également source d'amusement pour le metteur en scène ! Mais les personnages existent dans le récit initial : ce sont les Dames de Genève qui viennent rapporter les montres à l'atelier, rôles que j'ai simplement élargis aux mondes de l'eau et de l'air.

Je voulais aussi m'inscrire dans la tradition de l'opéra. J'aime qu'on me raconte une histoire. Les thèses de l'anti-opéra ne m'ont pas convaincu… ni le public d'ailleurs. En étudiant l'histoire de la musique et de la civilisation, nous voyons les codes qui peu à peu se sont installés quant aux rôles théologiques puis, dans un autre ordre, belcantistes des voix. Il serait trop long de développer cela ici, mais c'est passionnant ! On ne transgresse pas ces codes si facilement. J'ai essayé un peu, pourtant, en m'appuyant sur des têtes brûlées comme Mozart par exemple (Reine de la nuit) ou Saint-Saëns (Dalila). Mon opéra a été composé pour des solistes précis, auditionnés avant la composition, avec le souci de représenter une très large palette sonore. Pittonaccio s'imposait à moi comme contre-ténor. La voix tient de la transgression et offre des couleurs qui charment et nous énervent, fascinent, blessent, émeuvent. En plus, il joue du saxophone ! Maître Zacharius a un rôle écrasant. Il montre plusieurs facettes de son caractère, pas seulement l'opiniâtreté. Je voulais une voix d'airain, un baryton de grande ampleur.

le compositeur Jean-Mariz Curti s'entretient avec Laurent Bergnach
© jean-noël veau

Gérande, sa fille, est amoureuse de l'apprenti. Le répertoire est mince pour les alti, mais c'est la voix de la terre, de la passion contenue ; cela me parut plus original que le sempiternel duo soprano-ténor. De plus, ce couplage permet des entrelacements de voix. L'apprenti Aubert : je n'ai pas osé en faire une basse, et la raison évoquée ci-dessus me stimulait ; alors un ténor, selon la coutume ! Mais une voix forte, ramassée, avec un esprit calme, pour ne pas gêner Zacharius. Scholastique est la gardienne du foyer vacillant, émanation du XVe ou XVIe siècle genevois imaginé par Verne. Un soprano colorature impressionnera plus que l'habituelle mezzo en servante. On peut alors la montrer comme l'auteur l’a décrite : une grenouille de bénitier. Pour l'Ermite, j'ai suivi la tradition en employant une basse, bien sûr, mais une basse profonde qui ne ménage pas les ut graves. Pour les quatre soprani, j'ai distribué un colorature léger, un colorature lyrique, un soprano large et un dramatique. Servie par des solistes acquis à la cause, la palette des voix fait tout selon moi son effet. Le public jugera.

L'orchestre est également distribué avec un souci de couleurs variées, ciblées et fortes, en liaison avec les voix chantées. Toutes les parties sont écrites pour des solistes : on entend un quintette à cordes traditionnel avec une contrebasse à cinq cordes. Puis on trouve piccolo, flûte en ut, flûte en sol, hautbois, cor anglais, clarinette en si bémol, clarinette en la, saxophone alto, basson, contrebasson, cor, trompette en ut, trompette en ré, trombone basse, tuba basse, harpe et une importante multi-percussion que jouent deux personnes. Enfin, il me paraissait essentiel que l'œuvre une fois achevée soit mise dans les mains d'un metteur en scène qui lui apportât la richesse de sa vision personnelle. Toujours périlleux dans le cadre une création, cet exercice est assuré par Serge Lipszyc, un ami de longue date, et sa solide équipe de production. Par contre, je n'ai pas pu résister au plaisir de diriger moi-même.

À vous lire, le mot « opéra » est souvent associé au mot « passion ». Votre travail musical recherche-t-il une expressivité particulière ?

Pour rester cohérente toute action globale artistique me semble devoir être animée de passion. Quand je me suis attaqué, par exemple, à la transcription du manuscrit neumé de 1488, l'office en l'honneur de Saint Nicolas de Flüe écrit à Lucerne, des enjeux de patience, de précision dans la comparaison des sources, et un souci de synthèse présidèrent ce travail. Cette fois, s'il s'agit d'imaginer un opéra complet sur un texte du génial Jules Verne, outre un peu d'humilité il faut un grand et bon souffle pour déjà se hisser à sa cheville. Par ailleurs, je suis assez du genre passionné et vous aurez bien compris que je fonctionne au coup de cœur. Ceci dit, je souhaite qu'un chanteur chante, qu'un instrumentiste joue, qu'un auditeur écoute. Je n'aime ni les « prises de tête » ni les querelles de clochers. Je ris donc avec le personnage qui me fait rire et pleure avec l'autre ; je réfléchis quand un troisième me le demande.

l'univers fantastique de Jules Verne sur une scène d'opéra
© dr

Quelques clins d'œil, enfin : une valse en hommage à Gounod pour le diable, pour l'entrée de Zacharius dans la cathédrale : un psaume qu’écrivit Claude Goudimel (1514-1572) à Genève... pourquoi pas ? Par-dessus tout, il faut (c'est sûr) un certain recul pour rester dans son propre langage. La partition est méticuleuse et réclame des interprètes beaucoup d'engagement et de concentration.

Qu'apportent au compositeur vos différentes expériences de chef d'orchestre, chanteur et organiste ? Votre intérêt pour la musique du Moyen Âge ?

Une meilleure connaissance des possibilités de chacun. En dirigeant l'œuvre, je me suis parfois demandé pourquoi le compositeur l’avait faite si compliquée ! Personne n'est ménagé. Toute la troupe est dans l'atelier de Zacharius, affairée à faire fonctionner les foutues montres. Mes études personnelles de percussion, de claviers, de chant, de musicologie et de littérature sont autant de ponts jetés entre époques et genres. Le Moyen Âge – en Europe, il dure mille ans ! – est un univers complexe, mouvant, aux strates différenciées. Nous y découvrons les fondements récents et concrets de notre culture. Comme chef d'orchestre, il m'apparut essentiel de travailler l'évolution de notre polyphonie et d'aller aux sources connues de la mélodie : on comprend mieux comment les compositeurs se nourrissent, tel Brahms avec ses hémioles, Mozart et son subtil choix de tonalités, César Franck avec son ré mineur torturé ou encore Olivier Messiaen et ses titres d'œuvres surprenants – sans parler du maître absolu, Johann Sebastian Bach, ni de tant d'autres en tant d'aspects. Aller de l'autre côté de la barrière, composer dans la lignée, partager le repas, c'est donc aider à mieux partager la musique avec les interprètes.

Il faut signaler au critique attentif que Jules Verne a besoin parfois de forcer un peu ses connaissances historiques pour étayer sa thèse. Si des horloges existaient bien à Genève (et ailleurs) à la fin du Moyen Âge, les montres ont été inventées par les Huguenots réfugiés au bout du Léman où ils développèrent aussi la culture maraîchère et les fameux cardons, sans oublier le système bancaire. C'est aussi le cas pour Andernatt qui n'existe pas (je n'ose penser à une confusion éventuelle avec l'Andermatt du St-Gothard…). Il s'agit plutôt d'une fantaisie sur le lieu imaginaire par excellence, le rocher improbable en celtique. Le château décrit ressemble à celui de La Bâtiaz, à Martigny ; il n'en existe pas à l'endroit décrit près d'Evionnaz. Toutes les autres descriptions sont rigoureusement exactes. Jules Verne dit clairement situer son récit juste avant la Réforme, vraisemblablement pour ne pas gêner son éditeur, comme lui très catholique. On peut aussi penser à Sylvestre II, le grand Pape de l'an Mil, soit le Français Gerbert d'Aurillac (950-1003) dit « Savant Gerbert », qui introduisit non seulement les horloges dans les églises, mais aussi l'orgue et l'écriture arabe des chiffres. Cette source d'inspiration est toutefois lointaine et pas forcément nécessaire à la démonstration. Quant à moi, j'ai privilégié la coïncidence historique par la citation, en sus du Goudimel, d'un « pseaume en vers mesurez » de Claude Lejeune dont le sujet est la vanité du monde, particulièrement d’à-propos (plutôt que le Te Deum en plain-chant) lors de la visite à la Cathédrale de Genève. Mais la prière dans l'atelier et la visite à l'Ermite du Scex (le rocher en langue burgonde) restent d'essence catholique, puisque je reste fidèle au texte.