Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
strasbourg – septembre 2005

Jean-Dominique Marco
rencontre avec le directeur du festival Musica

quelque part dans Strabourg, l'affiche de Musica 2005 © bolognesi
© bertrand bolognesi

À Strasbourg, depuis 1983, la musique contemporaine berce les couchers de soleil automnaux durant deux semaines, dans le cadre de Musica. Voilà quinze ans que Jean-Dominique Marco assume la direction générale de ce festival devenu le plus grands rendez-vous du public français avec la création musicale internationale. Cette longévité rare lui permet de porter aujourd'hui un certain regard sur le présent.

Comment se présentait Musica lorsque vous en avez pris la direction, il y a quinze ans ?

En fait, je n'ai jamais quitté Musica, puisque j’en fus l'un des ordonnateurs administratifs. Le Ministère de la Culture ayant décidé de créer un nouveau festival, il fallut mettre en place toute une infrastructure, établir un dialogue avec les élus, créer l'organisme qui engagerait ensuite un directeur pour qu'il réalise la première édition. Après qu'une association ait été déposée en novembre 1982, Laurent Bayle fut nommé directeur par l'assemblée constitutive dont je faisais partie. Du fait de mes fonctions de Délégué régional à la musique, et parce que j'étais proche de l'équipe ayant travaillé à son concept, j'ai toujours suivi de l'intérieur l'histoire de Musica. Lorsque je suis arrivé, le festival avait traversé sept années avec succès. Il était donc en parfait état de marche, même s’il connaissait des difficultés financières réelles, le contexte budgétaire ne lui étant guère favorable. Au départ, personne n'avait d'argent pour lancer un tel festival, pas même la Ville de Strasbourg ou l'État. Nous avons associé d'autres partenaires, comme la Région et le Département, en tentant de verrouiller le dispositif. Lorsqu'en 1986 Laurent Bayle est parti, les choses étaient encore incertaines, et nous nous retrouvions dans une période un peu critique.

Quel projet formiez-vous alors ?

J'avais trois objectifs : consolider les bases institutionnelles, internationaliser d'avantage la manifestation en entrant plus au cœur de la matière contemporaine tout en diversifiant le répertoire, agrandir et rajeunir le public. Je me suis donc attelé à assainir la gestion tout en construisant un cadre administratif et budgétaire plus adapté à cette aventure. Quant à la programmation, il m'a semblé que notre public, particulièrement bien préparé par mes deux prédécesseurs, était mûr pour goûter un menu moins didactique. Le festival avait en effet commencé d'une manière assez pédagogique, ce qui était nécessaire, en présentant les principaux acteurs de la recherche musicale d'après-guerre à travers leurs grandes œuvres – Nono, Boulez, Stockhausen, Xenakis, etc. Après huit ans était venu le temps de s'intéresser à d'autres générations de compositeurs, à réfléchir en thématiques, tout en confrontant le répertoire considéré comme acquis à la jeune création. Enfin, le non renouvellement du public pouvait être un danger. L'aventure de Musica fut imaginée par l’élan de jeunes gens, Laurent Bayle ayant à l'époque une trentaine d'années à peine, comme l'ensemble de son équipe et une grande partie des spectateurs. Il ne fallait pas voir ce public vieillir avec nous et constituer une sorte de ghetto, de réserve s'appropriant le festival. Je souhaitais veiller particulièrement à pallier une éventualité, tout en gardant, choyant et chérissant le noyau dur du premier public.

interview de Jean-Dominique Marco, directeur du festival Musica, Strasbourg
© christian creutz

Dès les premiers temps, d'ailleurs, la volonté était de viser le plus large public possible. L'idée m'est venue de lancer une politique de résidence de compositeurs au conservatoire de Strasbourg. À son arrivée en 1992, Marie-Claude Segard, le nouveau directeur, s'est montrée fort intéressée par ce souhait qui inscrivait la musique contemporaine dans son projet d'établissement. Bien sûr, ce fut une grande évolution (et révolution !) pour le festival : par cette collaboration étroite, cette mise en résidence des compositeurs, les étudiants ont pu travailler, aborder cette musique par la pratique, la jouer au festival et rencontrer les auteurs. Les premières résidences ont révélé tout cela, d'autant qu'elles démarraient en force avec Klaus Huber qui initia merveilleusement les élèves, inaugurant une relation étroite avec l’institution qui jamais n'a cessé. En 1996, voulant traiter de musique italienne deux années durant, nous avons eu plusieurs compositeurs italiens en résidence : Franco Donatoni, Luca Francesconi, Ivan Fedele et Gualtiero Dazzi. À la fin de cette expérience, Marie-Claude Segard a demandé à Fedele de créer une classe de composition, classe qui s'est favorablement développée et forma plusieurs créateurs dont nous avons ensuite joués les œuvres au festival, tissant une complicité évidente avec ces jeunes. Cette année, plusieurs d'entre eux ont écrit des petites pièces pour de très jeunes élèves instrumentistes, pièces qui seront données lors d'un concert des étudiants, cette semaine, en alternance avec des œuvres de Kaija Saariaho.

Comment votre projet a-t-il évolué ?

Par la suite, j'ai cherché à développer la relation internationale de Musica, précisément lorsque les institutions européennes se sont mises en place. Nous avons taché d'inscrire les festivals avec lesquels nous étions déjà en relation dans un cadre viable et crédible pour le projet politique et culturel européen qui soutient plus favorablement des actions en réseau. J'ai donc inventé en 1998 un réseau, invitant nos partenaires à gagner une nouvelle association afin de développer en commun des projets, concerts et spectacles, dans le but de les faire circuler plus largement en Europe. Il s'agit du Réseau Varèse, soutenu depuis six ans par l'Union Européenne dans le cadre de contrats triennaux. Aujourd'hui, nous sommes vingt-et-un partenaires de dix-sept pays.

Ob:scena de la Compagnie Willi Dorner, programmé au festival Musica 2005
© christian creutz

Notre édition 2005 compte plusieurs spectacles labellisés Réseau Varèse : […] Ob:scena de la Compagnie Willi Dorner [notre photo], Eraritjaritjaka d’Heiner Goebbels, Avis de Tempête de Georges Aperghis [lire notre chronique du 17 novembre 2004]. Il me semblait important d'inscrire Musica dans une action européenne concertée, organisée, systématisée, afin d'offrir des possibilités de collaborations entre festivals, salles de concerts, maisons d'opéra, grands centres nationaux, etc.

Comment votre projet a-t-il grandi ?

Le festival a vingt-trois ans. Il se porte bien. Il a réussi à pérenniser son activité, avec le soutien sécurisé et reconnu des partenaires institutionnels. L'État considère Musica comme un élément indispensable de sa politique en faveur de la création musicale. La Ville de Strasbourg et la Région Alsace tiennent au festival qui sert une image de modernité complémentaire d'une tradition musicale patrimoniale plus évidente ici. Cela dit, ila grandi comme il a pu ! Compte tenu des moyens dont nous disposions, nous avons toujours essayé de privilégier l'action artistique, nous fixant de préserver la polyvalence de la programmation et de couvrir toutes les activités musicales. Primo : parce que très peu de festivals ont la possibilité de jouer le répertoire orchestral contemporain, que seul peut-être Radio France est à même de faire entendre régulièrement, il était important que nous le fassions. Secundo : parce qu'elle permet précision et intimité, la musique de chambre et d'ensemble est sans doute l'outil qui sied le mieux à la musique contemporaine ; c'est un écrin que nous avons promu et protégé jusqu'aujourd'hui, bien évidemment. Tertio : il nous est apparu indispensable de faire évoluer le festival vers le spectacle. Il n'y a pas si longtemps que les arts de la scène sont arrivés à Musica, vous savez – c'était avec Die Soldaten de Bernd Aloïs Zimmermann [photo suivante].

Le retour vers l'opéra, qui entraîne des interrogations peut-être plus « classiques », pour ainsi dire, est un phénomène que nous ne pouvions négliger de prendre en considération, avec toutes les difficultés techniques que ce genre peut occasionner à un festival nomade comme le nôtre. Il est également des formes de spectacles où la musique intervient de manière plus ponctuelle tout en s'exprimant avec force : musique et danse, musique et vidéo, musique et film, musique et théâtre, etc., sont des alliages devenus courants que nous montrons aussi. Comment Musica a-t-il grandi ? En veillant à témoigner toujours de la présence d'une créativité musicale dans tous les domaines où elle trouve à s'exprimer.

Ainsi, depuis quelques éditions déjà, Les nuits de Musica ont-elles introduit une nouvelle manière de vivre la musique d'aujourd'hui…

le compositeur Bern Alois Zimmermann, auteur de l'opéra Die Soldaten
© dr

En fait, Les nuits ont toujours existé àMusica. Je me souviens que dès 1984 l’on jouait beaucoup sur ce rapport à d'autres musiques. Elles ont toujours permis d'installer des fins de soirées plus détendues, tout en montrant dès les commencements que le festival n'était pas un ghetto, qu'il ne se fermait pas à une créativité différente. Au fil des éditions, nous avons cherché des correspondances avec des thématiques plus précises – en 1999, la programmation explorait la musique espagnole, tandis que Les nuits nous emmenaient vers l'Amérique du Sud, par exemple ; l’an dernier, la musique traditionnelle des Balkans remixée s'intégrait assez naturellement dans une partie de notre programme qui rendait hommage à Vinko Globokar [lire notre chronique du 18 septembre 2004]. Cette année, j'ai souhaité identifier ces concerts de manière plus forte afin de les communiquer plus évidemment aux jeunes. L'intérêt est qu'une partie de public habituel du festival assiste aux Nuits et qu'un autre public s'y rende, notre espoir étant que sa curiosité l'entraîne à potentiellement former un nouveau public. Pour moi qui suis un enfant des années soixante, Marianne Faithfull [photo suivante] (que nous accueillerons vendredi prochain) fit partie de ma jeunesse, comme c'est aussi le cas pour nombre de compositeurs de cette génération, tels Pascal Dusapin et George Benjamin, entre autres. Elle est une icône de ces années turbulentes, et traversa ces quarante dernières années tout en étant aujourd'hui écoutée par les jeunes : ainsi est-elle elle un trait d'union idéale entre les suiveurs attendus du festival et un public de jeunes qui habituellement fréquente les concerts de l'Ososphère. C'est une forme d'ouverture, un clin d'œil, sans rapport esthétique ou musicologique profond, parce qu'un festival comme le nôtre, fait de musiques dites savantes, ne rejette pas ce qui s'écoute ailleurs. Les nuits de Musica sont une rencontre « décravatée », si vous voulez, sans aucune autre volonté de quelque démonstration intellectuelle que ce soit.

Entre l'orchestre, grande expérience collective, qui prend une place importante dans le festival, entre la musique d'ensemble qui, par sa nature et sa pratique, est plus « communautaire », entre ces Nuits qui fédèrent des publics moins attendus, peut-on dire que Musica affirme une volonté de rassembler toutes les manières de vivre la création contemporaine et la musique dans la ville ?

Tout à fait ! Nous avons fait d'un festival intimiste plutôt adressé à un public restreint une manifestation complètement ouverte dans la ville, un événement rendu incontournable par une politique d'occupation des lieux. Le fait de jouer dans une douzaine de salles strasbourgeoises est un élément de communication, puisqu'il créée une circulation, un mouvement, une effervescence dans la ville. À l'époque où Laurent Bayle l'a imaginée, cette stratégie était une véritable révolution.

même Marianne Faithfull est invité au festival Musica de Strasbourg !
© dr

Il faut se souvenir qu'au début des années quatre-vingt, le milieu de la musique contemporaine ne communiquait absolument pas. Soudain, Musica s'imposait par une politique éditorialiste, collaborait avec les médias, communiquait de manière offensive et ludique, montrant l'univers de la musique contemporaine comme quelque chose de vivant, de joyeux et pouvant constituer une fête. C'était une grande première ! Grâce à ce dynamisme, le public strasbourgeois court de salle en salle pour écouter avec une grande concentration la musique d'aujourd'hui. Les gens me parlent en termes affectifs et personnels de ce qu'ils ont aimé dans telle œuvre… et je trouve cela formidable.

Le domaine plus individuel des musiques électroacoustiques n'est pas représenté…

C'est vrai. Mais d'autres festivals se sont suffisamment spécialisés dans cet aspect de la création pour que l'impasse que nous en faisons ne soit un handicap pour personne. Bien sûr, l'électronique est de toute façon présente dans certains concerts instrumentaux.

L'évolution de votre projet pour Musica dut-il s'adapter à certaines contradictions ?

La liste pourrait être plus longue qu'attendue… Nous avons à concilier l'obligation que nous nous sommes fixés de demeurer un véritable festival de création, exigeant et pointu, à notre mission de service public qui est d'intéresser le plus grand nombre : voilà certainement la plus épineuse contradiction à assumer. C'est assez compliqué, car il s’agit de ne pas décevoir les gens qui en savent autant ou plus que nous-mêmes, comme les musicologues et la presse spécialisée, tout en continuant de plaire au public profane. Par la fréquentation de ses concerts, Musica a prouvé la possibilité d’être extrêmement rigoureux quant à la qualité tout en visant un public large, en évitant de rentrer dans des considérations musicologiques. Parler simplement du sujet à un public qui n'est pas forcément spécialiste, c'est faire des musiques dites contemporaines une fête plutôt qu'un salon du prêt-à-entendre pour professionnels. Les gens sont curieux, mais on les éloigne si on les bombarde de technique, d'esthétique et d'histoire. L'idée est plutôt de donner à entendre des choses diversifiées dans une ambiance avenante, laissant cet univers imprégner l'auditeur. On peut dire que d'année en année la création a trouvé une place réelle dans la culture du public strasbourgeois. Lorsque Musica fut créé, nous sortions d'une ère où le public avait relativement peu d'importance – dans les années soixante, certains compositeurs disaient même que sa présence pervertissait le rapport à la musique ! On en est sorti. Les compositeurs d'aujourd'hui aspirent tant à se réaliser esthétiquement qu'à la reconnaissance ; ils ont besoin de l'écho du public pour s'accomplir dans une fonction sociale, mais aussi de succès pour avoir des commandes et pour vivre, tout simplement.

le coppositeur George Benjamin dirige le Philhar' à Musica, Strasbourg 2005
© christian creutz | george benjamin dirige le concert d’ouverture

Quel regard porter sur les différentes directions artistiques avec lesquelles vous travaillez depuis votre arrivée à Musica ?

Le festival est préparé par une petite équipe. Aujourd'hui, nous sommes sept à nous partager les fonctions de gestion, de recherche de partenaires, de relations avec le public, de logistique et la partie purement artistique. Depuis 1983, c'est le directeur qui fait la programmation. Pour la réaliser et la mettre en œuvre, nous avons besoin de personnel compétent. J'ai connu trois possibilités : la présence d’un délégué de production, qui exécute une programmation établie par le directeur ; celle d’un délégué artistique qui, de par son expérience et ses connaissances, a plus de latitude pour proposer certaines orientations ; enfin, le travail d’un directeur artistique avec lequel on établit un véritable dialogue et qui saura imprimer une personnalité forte au festival qu'il prépare. Vous savez, lorsqu'on est directeur depuis douze ou treize éditions, on sent une forme de solitude, on a besoin de dialogue, de confronter ses idées. Si l'on vit à Paris, c'est assez facile : on va au concert, on y rencontre du monde à qui parler, parce qu’il y existe un véritable milieu musical contemporain. À Strasbourg, ce n'est pas le cas du tout. En 2002, j'ai eu la chance de débaucher Frank Madlener, alors jeune directeur du festival Ars Musica de Bruxelles. J'avais envie de travailler avec lui pour sa fraîcheur et sa passion. Cela m'a immensément réjoui de trouver dans la jeune génération des gens qui reprenaient le flambeau et qui avaient ce même feu sacré pour la musique contemporaine. Nous avons connu trois belles années de collaboration durant lesquelles j'ai pu discuter, confronter, construire, vers une programmation où Frank affirmait de véritables choix. Aujourd'hui, happé par l'IRCAM, il vient de partir de Musica… Cela dit, dès l'instant où la permanence du directeur induit une sorte de pérennité, il est important qu'il y ait une rotation, pas uniquement au sein de la cellule artistique, d'ailleurs.

Nous travaillons beaucoup avec des jeunes. Ils connaissent leur début de carrière chez nous, arrivant avec une belle énergie et un grand appétit de savoir et d'apprendre, autant de qualités qui les engagent dans le projet. C'est passionnant de pouvoir former beaucoup de gens tout en côtoyant chaque jour ce regard jeune qu'ils ont sur le festival. Une bonne fragilité, si je puis dire, vient ainsi contrecarrer le risque de routine de notre fonctionnement : elle n'entraîne pas de friabilité mais, au contraire, une saine vigilance.