Chroniques

par monique parmentier

Jean de Sainte-Colombe
Concerts à deux violes esgales

2 CD Alia Vox (1976 et 1992 – Réédition 2011)
AVSA 9885 A-B
Concerts à deux violes esgales de Sainte-Colombe, par Kuijken et Savall

Depuis 2007, Alia Vox a entrepris une réédition des enregistrements les plus marquants, et souvent indisponibles à la vente aujourd’hui, des différents ensembles qui ont accompagnés Jordi Savall et Montserrat Figueras entre 1977 et 1996. Pour la qualité de la prise de son comme pour le soin apporté au coffret, cette réédition en fait un objet de collection au service de la musique.

Même si, depuis 1992, date du second CD de ce lot, de nombreux artistes ont à leur tour enregistré les Concerts à deux violes esgales de Sainte-Colombe – dont certains ensembles en intégrale –, cette double gravure de Wieland Kuijken et Jordi Savall reste probablement la version de référence, même s’il ne s’agit ici que d’un florilège. Paru avec seize ans d’écart, les deux disques ici réunis montrent combien les deux interprètes avaient muris la puissance de leur regard dans ces Concerts à l’intériorité si intense.

Certaines des pièces ont servis à la bande-son du film qui fit connaître Jordi Savall, la viole de gambe et Sainte-Colombe à la France entière, voire au delà : Tous les matins du Monde (Alain Corneau, d’après le roman de Pascal Quignard, en 1991). Que dire de plus que tout ce qui déjà fut probablement écrit sur une interprétation sans égale, unique par le talent conjoint de deux artistes qui, dès leurs débuts, avaient perçu toute la quintessence poétique d’une musique faite pour une conversation avec les ombres ?

Lorsque le premier enregistrement est effectué en 1976, Sainte-Colombe est un illustre inconnu que quelques joueurs de viole ont rencontré à l’occasion de la réédition de ses œuvres complètes en 1973. Les difficultés d’exécution n’ont pas effrayés Jordi Savall et Wieland Kuijken pour qui, à l’évidence, la redécouverte fût fulgurante. C’est dans le sillage du film d’Alain Corneau qu’en 1992 ils devaient donner une suite au premier tome des Concerts à deux violes esgales. Si en 1976 (et même encore en 1992) le Sieur de Sainte-Colombe restait donc un homme mystérieux dont, en dehors de la musique, n’avaient survécu que quelques anecdotes, le travail acharné du violiste Jonathan Dunford a depuis permis de cerner un peu plus le personnage. Il n’en reste pas moins qu’il fut avant tout un virtuose au talent d’autant plus rare qu’il ne le partageait qu’avec peu d’élèves dont le plus célèbre, Marin Marais, est lui-même passé à la postérité pour avoir été plus doué que le maître. À entendre la présente interprétation, on en vient à douter de cette affirmation, tant elle semble l’expression ultime des sentiments les plus fins, un absolu de la parole désincarnée.

Des soixante-sept Concerts, on en trouvera dix dans ce coffret, cinq par disque : La Bourrasque, Le Raporté (concert XLVIII), Le Retour, Le Tombeau des Regrets, La Dubois dans l’un, La Conférence, Le Raporté (Concert XLII), Le Tendre, La Rougeville et Le Figuré dans l’autre. De formes très variées, ils se présentent en danse stylisée à l’apparence de grande liberté. Comme l'indique le titre, les deux violes chantent à égalité, échangeant tour à tour le rôle de soliste et d'accompagnateur, en une discussion raffinée. Si leurs titres semblent parfois des dédicaces, plus qu’un portrait ils dépeignent un climat particulier, un affect, un sentiment.

Dans l’enregistrement de 1976, la complicité de paroles est déjà bien présente, les phrasés et les articulations sont précis, mais l’on sent encore la jeunesse des instrumentistes qui se lancent à corps et voix perdus pour maîtriser le subtil discours du maître. Si parfois l’interprétation est encore un peu « bourrue », virile, elle n’en trouve pas moins la poésie de l’infime dans sa rhétorique, comme dans Les Regrets. La fascination opère, l’archet respire, les sanglots se font amers ou tendres.

Dans le second CD, le discours est plus raffiné encore, les dialogues se font virtuoses. Les musiciens subliment la musique – à moins que ce ne soit le contraire. Des passages en écho de La Conférence charme le ton élégiaque qui ne cesse de surprendre par sa légèreté et l’agilité des musiciens. Le Tendre séduit, implore, et ses larmes libèrent par leur suave caresse, tandis que La Rougeville, si riche en affects, suspend le temps. Les deux solistes font preuve d’une fine musicalité. L’équilibre qui règne entre eux met en valeur les affects, la déclamation, la respiration de cette langue des voix humaines qui n’a d’autres mots que la musique.

Pas l’ombre d’une hésitation : quelles que soient les qualités des versions qui succédèrent à celles-ci, aucune n’égale l’intelligence et la beauté nimbée de mélancolie de ces enregistrements que nous devons à deux grands artistes si doués qu’ils auraient peut-être pu faire peur à Sainte-Colombe lui-même. Ils font entendre la noblesse, l’élégance, l’intimité du discours de ce compositeur hors normes.

MP