Chroniques

par bertrand bolognesi

Javier Quislant
Sinuoso Tiempo pour quatuor à cordes

1 CD Kairos (2023)
0022014 KAI
Fort bel enregistrement de SINUOSO TIEMPO de Javier Quislant chez KAIROS

Renouant passionnément avec l’adéquation entre certaines conceptions musicales de la Renaissance et les calculs de proportions ayant mené aux réalisations d’architecture religieuse de leur temps, à la manière d’un Dufay pour le duomo de Florence, par exemple, Javier Quislant signe avec Sinuoso Tiempo un cycle pour quatuor à cordes que nous nous sentons invités à considérer comme un hymne à Rome. Au début de sa résidence à la Real Academia de España de Rome, le compositeur basque couchait, dans une note d’intention en vue de l’œuvre qu’il y écrirait, son approche fascinée pour la démarche de Giacinto Scelsi, à partir des années soixante, ainsi que sa propre volonté d’instruire la dimension spirituelle de celle-ci d’autres spiritualités, bien antérieures : celles d’un Palestrina ainsi que de Tomás Luis de Victoria, actif dans les institutions romaines au début du dernier tiers du XVIe siècle. C’est d’ailleurs en la Salle des portraits que furent créées les trois premières pièces de Sinuoso Tiempo, le 7 décembre 2021, la quatrième, qui peut également être jouée indépendamment des autres, ayant vu le jour en l’auditorium de la l’ORF RadioKulturhaus de Vienne le 8 mars 2022.

Qu’on ne se méprenne pas : c’est à interroger notre aujourd’hui plus qu’à regarder le passé avec nostalgie que s’ingénie Javier Quislant au fil de trois quarts d’heure de musique, enregistrés par quatre membres de l’ensemble Klangforum Wien qui sont les créateurs mêmes de ce Sinuoso Tiempo : les violonistes Annette Bik et Gunde Jäch-Micko, l’altiste Dimitrios Polisoidis et le violoncelliste Leo Morello. Dans sa présentation actuelle de l’œuvre, Quislant ne cite ni Tomás Luis de Victoria ni Scelsi, concentrant sa pensée sur la ville éternelle qui accumula les témoignages du temps, et plus particulièrement sur le Tempietto de Bramante, construit sur le Janicule dans les premières années du XVIe siècle selon les plans de l’illustre architecte et peintre italien, dans une étroite cour du couvent Saint Pierre du Montorio – précisons que l’académie précitée est sise Piazza di San Pietro in Montorio dont l’église, dédiée à la crucifixion de l’apôtre Pierre, fut commandée par les souverains Ferdinand d’Aragon et son épouse Isabelle la Catholique.

Ainsi entendons-nous une sorte de méditation inspirée par la couleur du couchant sur le Mons aureo, titre du premier épisode de l’œuvre et nom latin du site aujourd’hui appelé Montorio. « La métaphore de la couleur et de la luminosité, ainsi que le déroulement régulier du crépuscule, donnent naissance à l’idée d’associer la couleur visuelle au timbre, de même que le rythme du coucher du soleil aux fluctuations de tempo », précise Quislant dans la notice du CD. Le caractère hypnotique de la répétition d’effleurements flûtés frappe d’emblée, avant que se développent des sons plus directement identifiables comme venus des cordes. Dans une nuance infime, ce premier pas avance vers le silence via un entrelacs qui s’enfle tel l’ultime lueur projetant sa ligne sur l’ocre à l’instant de s’évanouir derrière la crête opposée.

Profondità dinamica (estudio de abismos) propulse l’écoute dans le dôme du petit temple de Bramante évoqué plus haut. Le créateur nous présente le deuxième moment de Sinuoso Tiempo comme « une étude rappelant les concepts de contrepoint, de reprise et de caractéristiques sonores », précisant que sa structure isorythmique converge en quatre groupes de seize attaques « semblables aux seize colonnes entourant la partie principale du Tempietto et affichant les trois anneaux et le podium par lequel on accède à l’édifice ». L’approche est vigoureuse et drue. Avec Reticulatum, troisième chapitre de cet opus (et le plus long des quatre), Javier Quislant [lire notre chronique de Nun] cisèle la complexité de la base de brique par des sons tenant du point plus que de la ligne – « l’attention créative se concentre sur les qualités des sons marginaux », dit-il. Enfin, « basé sur la disposition en trois parties du Tempietto », Tholos (nel silenzio degli intervalli) « présente une forme récurrente constituée d'une séquence en spirale de trois strophes » dont on admire l’extrême raffinement. À travers un choral qui symbolise la convergence des étoiles peintes sur la coupole de l’édifice, on retrouve les flûtes initiales de Mons aureo. À réécouter sans modération !

BB