Chroniques

par bertrand bolognesi

Jacques Lenot
Le livre des dédicaces

1 CD L’Oiseau Prophète (2016)
OP 0002
L'organiste Jean-Christophe Revel joue Le livre des dédicaces de Lenot

Commencé à Strasbourg en février 1987, Le livre des dédicaces s’écrivit dans une fulgurance de trois semaines – mieux qu’une saisie informatique, le manuscrit, sur format italien, révèle le geste musical qui s’y invente. Complètement détaché de l’orgue de culte – sans pour autant que son oreille se satisfît d’un orgue de concert, ce qu’induisent des interprétations et enregistrements sous les voûtes (nous entendons le Waktrin-Callinet-Schwenkedel de la cathédrale Saint-Christophe de Belfort) –, Jacques Lenot avançait dans une écriture abstraite qu’il imagina en dédicaces à ses illustres prédécesseurs. « J’étais fou des Sonates en trio de Johann Sebastian Bach. D’où cet atelier frénétique – en vitesse, la plus grande possible ! – avec l’impératif d’un cantus firmus », dit-il. La fantaisie extrême des douze pièces gagne un raffinement presque maniériste, sans principe d’accompagnement, où les motifs se mêlent, se croisent, s’inversent, non seulement dans le rebours ci-après décrit mais souvent au sein d’une même page. Au printemps de l’année suivante, Pierre Boumard, aujourd’hui disparu, créa l’opus nouveau, aux commandes du Kern-Hartmann de l’église Saint Séverin (Paris).

Souvent nous avons dit le goût de Lenot pour les invocations cryptées (chiffrage d’un accord, alphabet d’un motif, polarisation sur une note obsédante, etc.). Aussi paraît-il naturel de trouver dans cette œuvre une tendance maîtresse de sa facture. Ainsi d’un livre en vingt-cinq épisodes où l’on verra 2 x 12 + 1, l’Un constituant charnière médiane dans l’énoncé de douze pièces doublé à l’écrevisse – 12 de notre système à 12 sons, à l’instar des Douze propos recueillis, entre autres [lire notre chronique du 21 mai 2016]. Le praticien avisé jamais n’oublie qu’une préparation homéopathique cure plusieurs maux… comme ces énigmes du musicien qui souvent en voilent d’autres – un mille-feuille love ses secrets dans le processus créatif de l’artiste tout à son guindre fécond dont œuvre et vie sont intimement liées. « La logique du moteur compositionnel relevait biographiquement d’une diablerie – diabolus in musica » précise-t-il d’ailleurs d’un pieux sourire.

De longue date Jacques Lenot écrit pour l’orgue, et c’est de plus loin encore qu’il le fascine. Un séjour dans le Sud-Ouest en la compagnie d'organiers et de claviéristes vint préciser une inclination qui remonte fort tôt, malgré les insuffisances respiratoires et tuyautières de l’instrument-roi rencontré dans les années adolescentes, à Saint-Jean-d'Angély. Si la proche actualité mit en avant Suppliques (2010) [lire notre chronique du 26 septembre 2013 et notre critique du CD], nous entendions il y a dix ans sa Gerusalemme celeste pour orgue et orchestre [lire notre chronique du 28 avril 2006].

Le sérialisme contrarié de l’Ouverture (n°1), tendant vers un pôle tonal jamais atteint, cède place à une promenade (n°2) – dans l’acception des Tableaux d’une exposition de Moussorgski – qui reviendra plusieurs fois mais registrée différemment (on la regarde d’un autre angle de vue). Ainsi du jeu d’inversions, de combinaisons de la pièce n°6, sur un pédalier redoutable, et de l’enluminure de la dixièmequi, outre le retour de cette promenade, s’avère un riche réservoir d’idées pour d’autres opus. Joué manualiter, le numéro 3 convoque un solo écrit en 1986 pour la voix d’Henri Ledroit : les mains s’en partagent le chant, modifié par des timbres doux. La dédicace regarde Sweelinck et Buxtehude, croyons-nous. D’une grande difficulté expressive (et technique), avec son travail de texture, un leurre de choral orné, peut-être en souvenir de Nicolas de Grigny, signe une sérénité paradoxale (n°4). Après un infernal babil d’une minute, d’une vélocité virtuose (n°5), demeure une seule ligne, répartie en trois « joueurs » dans un tempo vif (n°7). Au pédalier d’alors chanter (n°8), dominant le chemin d’accords des mains. Un désir d’opéra s’invite, une dramatisation qui se perd vers les cintres – « l’envie d’aller plus haut : ma dédicace à Schumann, bien sûr ».

La neuvième pièce, de même que la dix-septième (selon la logique du rebours), semble la plus difficile du corpus. Les mains se regardent via de complexes répons écrits en miroir, étageant les parties. La métrique du chapitre Onze résiste, proroge un rituel processionnel en discrète révérence à Grigny. Soudain, la dramaturgie se détend [mes. 369], nouvelle étape d’un discours immuable, comme la prière – « je suis fâché avec le Bon Dieu mais empreint jusqu’à la moelle de religiosité ». L’ascension du cycle se conclut dans une monodie grave, assise terrestre forgeant pas à l’inquiet discours des mains, respiré en creux.

Avant l’entame du contre-fil, le compositeur élit en clé de voûte la déclamation souveraine d’un treizième objet, postine dissimulée dans l’ombre du cahier par laquelle il s’en dérobe. Il révèle comme du dehors un autre visage sonore dont la volontaire emphase proclame sept minutes durant une tragique prosodie qui, sans être section de l’ensemble, le maintient dans sa monumentalité. Celle-ci cristallise cependant de nombreuses références, empruntant aux autres pour mieux parler de soi (qui sait ?), de sorte qu’on la pourrait décrire comme le comble des dédicaces, joué seul par Jean-Christophe Revel, ces vingt dernières années. Lenot revient dans la nef pour douze envers qui ne se soumettent pas à une écrevisse stricte, à l’exception de l’ultime partie, écho parfaitement vérifiable de l’introit. La fascinante isochronie du numéro 17 scintille d’une aspiration persistant dans ce que l’on croit sa disparition et qui perdure.

À la page quatre de la notice du disque, conçue par l’interprète en minutes des prises de son, l’on aperçoit un humble hidalgo qu’enroule une roupille de méditation dans la froidure septentrionisée de la cathédrale… « revivre vingt ans en quelques instants », grave-t-il. Ce deuxième volume de L’Oiseau Prophète, label lancé par le compositeur il y a quelques mois par Et il regardait le vent [lire notre critique du CD], remonte près de trois décennies avec ce bouleversant Orgelbüchlein, contemporain des Six Études pour piano avec lesquelles l’excellent Winston Choi lui souhaitait récemment un bel anniversaire [lire notre chronique du 17 mai 2016].

BB