Chroniques

par bertrand bolognesi

Jörg Widmann
Messe – Fünf Bruchstücke – Elegie

1 CD ECM Records (2011)
ECM 2110 – 476 3309
Jörg Widmann | Messe – Fünf Bruchstücke – Elegie

Créé le 11 juin 2006 à Hambourg, par Christoph von Dohnányi à la tête du Norddeutscher Rundfunk Sinfonieorchester, la partie soliste étant tenue par le compositeur lui-même, Elegie pour clarinette et orchestre – qui donne son titre à ce CD – peut être considéré comme le second concerto pour clarinette de Jörg Widmann, bien que le premier, Echo-Fragmente, ait vu le jour deux semaines plus tard (Sylvain Cambreling dirigeait le Südwestrundfunk Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, in loco). Tandis que ce dernier fut conçu pour un orchestre réparti en deux groupes de type classique, Elegie confronte l’instrument soliste à un vaste effectif qui, en sus d’une section de percussions, arbore harpe et accordéon. Après un son ténu de la clarinette – c’est une nouvelle fois Jörg Widmann qui joue sa propre pièce –, un tissu de cordes soutient bientôt une navigation microtonale qui en contredit la confortable soie, secondée en cela par les usages « triturant » des percussions. Un « double » du violon entrelace semblable déambulation à la volubilité mélismatique de la partie soliste, dans une aura presque spectrale. Après une partie centrale nettement plus tendue et soudainement suspendue, le chant s’éteint progressivement, non sans se souvenir de Berg (la noyade de l’assassin, Wozzeck). Si vous consultez le Trésor de la langue française, au mot élégie vous lirez « poème lyrique de facture libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les douleurs de l'homme, les amours contrariés, la séparation, la mort », suivi d’un alinéa renvoyant à une définition plus spécifiquement musicale : « morceau écrit généralement sur le mode mineur pour exprimer la tristesse » ; l’Elegie de Widmann se laisse aisément identifier comme une déploration (sans qu’en soit clarifié le sujet) dont le vacillement s’apaise dans une franche cristallisation harmonique.

Tant par l’impact que par la durée d’exécution, c’est bien plutôt l’œuvre qui ouvre ce disque qui aurait dû lui donner son nom. Créé le 5 juin 2005 par Christian Thielemann au pupitre des Münchner Philharmoniker, son commanditaire, Messe für großes Orchester poursuit – de l’aveu même du compositeur, d’après le musicologue Paul Griffiths qui signe la notice du CD – un travail sur les formes, les canons, leurs contrepoints et miroirs, dont l’inflexion lui fut donnée en écrivant son Quatuor à cordes n°5 (avec soprano) « Versuch über die Fuge ». Cet opus venait alors compléter Chor (2004) et Lied (2003), deux pages pour orchestre avec lesquelles triptyque fut ainsi formé. De quelle « messe » s’agit-il ? D’une sorte de liturgie « ohne Worte » réinventant son propre sens du sacré dans le souvenir prononcé, je veux dire dit, des paroles de l’office à chanter.

Cette vaste partition (environ quarante minutes) s’organise en quatre parties largement inégales dont la première s’impose d’emblée, par la durée comme par la densité du matériau déjà livrée. Ce Kyrie compte lui-même six mouvements « baptisés » par un Introitus qui saisit l’écoute en puisant habilement dans la majesté de Bach (Matthäus-Passion). Rapidement, il en abandonne le halo à la faveur d’une sorte d’errance chambriste, la trompette dessinant une mélopée imprécise sur les pas du quatuor à cordes. Sévère, comme étale dans un recueillement primitif, la Monodia nait de cette austère raréfaction. Le voyage timbrique qui s’ensuit n’est pas sans rappeler Webern orchestrant quelques mesures de L’Offrande musicale (Bach, toujours…). Aux échanges de cuivres d’alors s’effectuer dans une raucité soufrée. Contrapunctus I laisse lumineusement mesurer la famille de pensée qui va de Bach à Schönberg, le II explorant un escalier ligétien au fil de réminiscences de l’Introitus. De l’un à l’autre, de brèves sections en apesanteur : Interludium I gelé dans les percussions claviers, le piano, la guitare et les harpes, Interludium II en étrange glas étouffé, enfin Interludium III que soldent de grands accords, façon Et exspecto resurrectionem mortuorum (Messiaen, 1964).

Jörg Widmann imagine ensuite une antienne sophistiquée qui joue sur le silence et les répons, dans un climat hiératique qui signe le rituel. L’Echo-Choral à constituer l’Antiphon de son Gloria hisse ses cuivres « en gloire » qui alterne un pudique velours de cordes auréolé, savamment PPP. De là s’amorce Contrapunctus III qui voit le choral gagner le tutti dans une jubilation fiévreuse.

Un départ fragmenté qui ose des « sons périphériques » (frottements, souffles, multiphoniques, etc.) trame en énigme souterraine le Crucifixus. L’épisode est assurément compris comme le cœur du drame sacrificiel (au delà du christique). Dernier moment de Messe, Et Resurrexit (Contrapunctus IV – Exodus) reconstruit progressivement une entité qui gonfle puis précise son amble de degré en degré, ascension formidable d’où renaît – mieux : « ressuscite » – l’explosion de l’Introitus, en apothéose. Christophe Poppen mène les musiciens de la Deutsche Radio Philharmonie dans une interprétation magistrale de cette œuvre somptueusement écrite.

Entre Messe et Elegie, cinq petites pièces pour clarinette et piano investissent le vocabulaire de l’une, de l’autre, du couple. Créé le 10 avril 1997 à Munich par son auteur et le pianiste Moritz Eggert (également compositeur), Fünf Bruchstücke est ici joué par Widmann (toujours) et le célèbre hautboïste (et compositeur, encore !...) Heinz Holliger qui signe son premier enregistrement au clavier.

BB