Chroniques

par laurent bergnach

Ivan Wyschnegradsky
Libération du son – Écrits 1916-1979

Symétrie (2013) 522 pages
ISBN 978-2-914373-64-7
Pascale Criton réunit les écrits d'Ivan Wyschnegradsky (1893-1979)

Né à Saint-Pétersbourg dans une famille de la haute société, Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) s’initie à divers instruments (piano, clarinette, balalaïka, etc.) sous l’œil bienveillant d’un père banquier, compositeur de symphonies amateur, et d’une mère qui écrit des contes et joue du piano. Il entame ensuite des études privés avec Nikolaï Sokolov, ancien élève de Rimski-Korsakov. Toutefois, c’est vers les mathématiques et le droit que le jeune homme se tourne ensuite, sans cesser de composer. Dans la première décennie des années dix, fasciné par Scriabine, Wagner et Busoni, il fait entendre ses premières œuvres et commence à rédiger réflexions, aphorismes et essais théoriques. « J’écris ce que je veux quand je veux.Peu m’importe d’être intelligible ou non, si trop d’idées s’accumulent en moi, j’ouvre la soupape de sécurité pour ne pas exploser, c’est en cela que réside le sens de ces cahiers » (1918).

Compositrice et musicologue, Pascale Criton rassemble en un seul volume les écrits inédits de la période russe ainsi que de nombreuses contributions à des revues musicales, datant d’après l’immigration parisienne (1920). En respectant la chronologie de sa production, elle rend lisible la continuité de la pensée esthétique d’un pionnier de l’ultrachromatisme et de la musique microtonale, laquelle nourrit certains Français, comme elle-même ou Bancquart [lire notre critique de l’ouvrage Musique : habiter le temps].

La période russe se décline en chapitres qui témoignent de tâtonnements liés à une époque riche en bouleversements politiques et esthétiques (symbolisme, futurisme, etc.) : La gestation d’une œuvre, Aphorismes, Vers une philosophie du son et Les années charnières. On y trouve un mélange d’avis négatifs sur la musique allemande après Wagner (Bruckner et ses tentatives stériles, Reger, « cet anachronisme vivant », Schönberg dont il regrette l’aspiration purement rationnelle), d’autres positifs (aveu de décadence jusqu’à sa rencontre avec la philosophie orientale et celle de Bergson) et des préceptes qui semblent annoncer Cage, tels « la simplicité est un signe de santé » ou « l’esprit se répand dans le temps et créé son espace » [lire notre critique de l’ouvrage Silence].

Dès son arrivée en France, Wyschnegradsky entreprend de nombreuses démarches, tant pour faire construire un piano en quarts de ton (Pleyel échoue à le satisfaire) que pour s’insérer dans une vie musicale dominée par les Six. Il y fait des rencontres (Prokofiev, Szymanowski, etc.), mais c’est en Allemagne qu’il va trouver un écho à son nouveau langage (Hába, Möllendorff, etc.). Quatre articles et sa correspondance au début des années vingt en rendent compte avec pédagogie (rappels historiques, récits de concerts, descriptions d’instruments novateurs, etc.).

L’ouvrage de Pascale Criton, dont chacune des quatre parties est introduite par un habile résumé, se poursuit avec un ensemble de textes théoriques et techniques, rédigés entre 1927 et 1949, pour différentes parutions. Si le lecteur commence à se lasser de nombreuses redites à cette moitié du livre, qu’il soit prévenu qu’on y parle à nouveau élaboration en quarts de ton, principes pansonores et représentations de la musique moderne. Mais se répéter est nécessaire à l’auteur de La journée de Brahmā, tant les préjugés sont tenaces contre un intervalle supposé faux, « à peine perceptible pour l’oreille humaine et musicalement inutilisable ».

Les années cinquante et soixante marquent une certaine reconnaissance, autour de pièces invitant souvent le piano – deux pour Deux fugues, six pour Arc-en-ciel [lire notre critique du CD] –, les ondes Martenot (le quatuor Composition), voire les deux réunis (Transparences, Polyphonies spatiales). Tour à tour, Boulez, Messiaen, Dutilleux et Baillif mettent en avant son travail, de même que Radio France. En 1957, comme si sa victoire se dessinait enfin, il écrit avec fierté que ses œuvres ultra-chromatiques n’ont jamais scandalisé le public, « à l’exception de quelques grincheux inévitables » – conservateurs d’un côté, « snobs-schönbergiens » de l’autre…

LB