Chroniques

par bertrand bolognesi

Gustav Mahler
Das Lied von der Erde

1 CD Accord / Universal (2005)
476 1485
Gustav Mahler | Das Lied von der Erde

Neuvième symphonie déguisée, le vaste cycle Das Lied von der Erde, initialement écrit par Gustav Mahler pour ténor et baryton, radicalise l'expérience de la symphonie avec chant, puisque ici, plus aucun mouvement demeure exclusivement instrumental. Terrifié à l'idée que sa production dans ce genre atteigne le fatidique 9, le compositeur intercale entre la vaste Huitième et son officielle Neuvième ce Chant de la Terre inspiré de la Chine ancienne, de sorte que l'œuvre suivante pourra être comprise comme une Dixième. Mais, ironie du sort, la Dixième avouée, ou Onzième si l'on suit cette idée, restera suspendue à la mort de l'auteur, de sorte que cette malicieuse comptabilité ne devait mener une fois de plus qu'au 9 fatal qui l'obsédait.

La collection que le label Accord présente avec Euterp, c'est-à-dire l'Opéra National et l'Orchestre National de Montpellier, s'enrichit aujourd'hui d'une nouvelle parution : la captation du concert du 1er février 2002, au Corum, consacré alors à Das Lied von der Erde sous la sage baguette d'un très grand chef, puisqu'il s'agit d’Armin Jordan.

Dès l'écoute du premier mouvement (Das Trinklied vom Jammer der Erde), on est frappé par le peu de contraste avec lequel le chef fait sonner l'Orchestre National de Montpellier. C'est évidemment au profit de la mise en valeur du travail des timbres et des mixtures, dans une dynamique volontiers lyrique, toujours savamment équilibrée, qui semble vouloir éviter la démonstration ou le spectacle. Donald Litaker, bien que vaillant, paraîtra un peu lointain, avec un timbre projeté mais une émission à l'évidence trop directionnelle, ce qui n'aide pas la voix à trouver son espace. Pour engagé qu'il soit dans le texte proprement dit, le ténor est souvent agressif, et parfois même oublie de nuancer, de sorte qu'il pourra paraître faire le chemin inverse de l'interprétation de Jordan. Lui au contraire, selon son habitude, s'ingénie à faire entendre le moindre détail, sans perdre la construction d'ensemble. Il colore son instrument sans exagération, dans une grande tenue, servie par une indiscutable précision qui viendra donner à la conclusion de cette première page une relative crudité.

Der Einsame im Herbst avance ensuite avec délicatesse, mais sans manière. Iris Vermillion – puisqu'il s'agit d'une exécution suivant la coutume de faire chanter la partie prévue pour baryton par un mezzo-soprano – affirme une superbe ligne vocale et une grande intelligence du texte, parfaitement en accord avec le raffinement de la lecture du chef. Au grave recueillement de ce passage succède la lumière du troisième mouvement (Von der Jugend) où le ténor se tend un peu plus encore, sans perdre ses atouts pour autant, mais sans la souplesse requise. La dynamique choisie pour Von der Schönheit s'avère moins droite que celle des trois parties précédentes, tandis que Der Trunkene im Frühliing révèle soudain les qualités encore tues de Donald Litaker, dont on pense après coup que la voix avait besoin de se chauffer, tout simplement. La nuance et le caractère donnent enfin des ailes à son interprétation.

Pour finir, Armin Jordan propose un Abschied d'une discrétion touchante, ménageant des sonorités pudiquement feutrées, loin de tout dramatisme, sur lesquelles la voix d’Iris Vermillon vient déposer un élan lyrique porté d'autant plus loin. Certains chefs aiment à souligner une relative sérénité dans ce final ; d'autres s'en tiennent à un hiératique désert : ce soir-là, celui-ci posait l'énigme d'une confiance fragile qui peu à peu laissait poindre une angoisse terrible. On ne restera pas indifférent au résultat, un des plus beaux live disponibles.

BB