Chroniques

par bertrand bolognesi

Gustav Mahler
Das Lied von der Erde

1 CD Sony Classical (2009)
88697508212
Gustav Mahler | Das Lied von der Erde

À la tête de son Orchestre Symphonique de Montréal, Kent Nagano signe une fort belle gravure de la symphonie lyrique de Gustav Mahler. D’emblée l’élan du premier mouvement révèle une grande clarté de ton, une tonicité équilibrée, sans s’envoler jamais vers aucun trépignement. Pour autant, l’art du détail se garde de toute manière, favorisant une généreuse pâte de cordes et une ciselure incisive de la ligne des vents, comme une élévation, pour ainsi dire, qui infléchit à cette version une méditation spirituelle, par-delà le drame instrumental conclusif du Trinklied vom Jammer der Erde.

Convoquer dans cette œuvre les voix de Christian Gerhaher (baryton) et de Klaus Florian Vogt (ténor), c’est à la fois s’associer des jeunes chanteurs de grande qualité, peu à peu propulsés parmi les valeurs d’aujourd’hui par leurs prestations remarquables, et garantir la musicalité avant toute chose, dans une approche nettement symphoniste. Quand Beethoven recourt aux voix solistes et à un chœur dans la Fantaisie chorale Op.80 (1808) ou dans la Neuvième (1824), il ne s’agit pas d’enluminer le matériau traditionnel de la musique pour orchestre ; les voix s’y font au contraire instruments qu’au chef il conviendra d’intégrer le plus habilement possible – de fait, l’écriture vocale s’avère assez raide, peu flatteuse, même). Avec son Lobgesang, Mendelssohn poursuit l’expérience quatorze ans plus tard, non sans considérablement assouplir la conception de la « vocalité symphonique », alors intriquée par ailleurs à la composition de Lieder pianistiques « ohne Worte ». Quarante années passent avant que le jeune Mahler s’attelle au klagende Lied, sorte de prototype d’un nouveau genre, la symphonie de Lieder, qui dans ses symphonies à venir (n°2, n°3, n°4 et n°8) s’épanouirait sensiblement jusqu’à ce Chant de la terre de 1907 qui ne trompe pas son monde – il s’agit bel et bien d’une symphonie, aucun doute là-dessus, et non d’une suite de Lieder orchestrés.

Pas d’opéra, donc, dans cette interprétation raffinée d’une partition bien ancrée dans le courant art nouveau de son temps. Aussi Klaus Florian Vogt l’aborde-t-il d’un chant tendre et ténu, presque enfantin, sans forcer aucun attaque ni revendiquer jamais cet héroïsme wagnérien que souvent l’on entend par d’autres. À la conclusion mi-figue mi-raisin de léviter. Encore la jeunesse du troisième épisode (Von der Jugend) demeure-t-elle timidement émerveillée, d’une amabilité simple à laquelle répondront les attaques délicates de Der Trinker im Frühling. Voilà qui confère à la partie du ténor une fraîcheur positivement naïve à laquelle l’écoute ne saurait résister.

Quant à lui, Christian Gerhaher fait une entrée en demi-teinte qui ne déroge pas à l’option générale. Der Einsame im Herbst y gagne une impédance sereine qui contraste avec l’inquiétude souterraine de l’orchestre. Aucun sens n’est forcé, une intelligence aigüe autant qu’évidente du poème venant conduire le chant, jusqu’à l’unique échappée véhémente qui se solutionne dans un velours troquant le brillant pour l’ardeur profonde. Et l’on sait gré à Nagano d’enregistrer avec baryton plutôt qu’alto, comme c’est habituellement le cas, une option qui reste assez rare, comme en témoigne le peu de versions disponibles (Tilson-Thomas avec Hampson, Bernstein avec Fischer-Dieskau, Salonen avec Skovhus, etc). Gerhaher ose un frémissement dont Éros n’est pas absent, dans Von der Schönheit : de l’admiration, du trouble, du désir, de la vie ! On n’est pas loin du voluptueux, dans cette nostalgie d’une volupté dont se souvenir est déjà souriante volupté, au fond. « Die Sonne scheidet hinter dem Gebirge... » installe une onctuosité confondante à l’Abschied final. Sur l’extrême ciselure de l’orchestre la voix se déploie en grande souplesse, de même que le lyrisme demeure contenu dans les cordes, désignant le chant comme véhicule de l’effusion dernière, ultime incarnation avant son retour final « en absence » – angélique.

Après l’accentuation aérienne du premier mouvement, Kent Nagano ouvre le suivant dans un recueillement mystérieux qui apparente le texte à une prière. On goûte la fluidité du méandreux tapis de cordes où se dépose la mélodie de hautbois et les appels de flûte. La rondeur plus franche de la clarinette ne brise pas le secret de l’extatique oscillation violonistique. Les alliages timbriques du plus « chinois » de ces Lieder (Von der Jugend) se lovent dans un tutti moelleux, parfois sensuel. Un tempo leste assène le motif principal de la quatrième partie dont le centre revêt une étonnante et riche « oxydation » des cuivres, comparable à cette précision presque angoissante des photos anciennes. Complexe et subtile, Der Trunkene im Frühling ne se livrera pas ; certes, l’aborder avec bonhommie peut fonctionner, mais ici un degré est franchi vers une approche ô combien plus spirituelle. Et c’est alors tout naturellement que survient l’hiératisme pudique de l’Adieu. Pureté à la ligne claire, grâce discrète des traits solistiques, miroitements jamais bavards : tout s’exprime dans une nudité qui prend bientôt une aura rituelle. Cet orchestre ne vous lâche pas !

BB