Chroniques

par bertrand bolognesi

Gustav Mahler
Symphonies n°1 à n°9

13 CD Hänssler Classics (2004)
CD 93-130
Gustav Mahler | Symphonies n°1 à n°9

L'enregistrement d'une intégrale des symphonies de Gustav Mahler par Michael Gielen aura prit une dizaine d'années. On retrouvera dès l'abord la spécificité de ce chef et du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, à savoir une affinité avec la musique du XXe siècle, omniprésente dans tout le cycle.

Tout a commencé en 1988 par une Quatrième d'une grande tenue, sans le moindre débraillé, discrètement aérienne. Vint un Adagio de la Dixième plus directement dramatique, un an plus tard. La Septième est abordée en 1993 (une première version de la 9ème en 1990 ne paraît pas dans ce coffret) : le chef en révèle les mystères avec beaucoup de retenue et d'élégance, des propriétés qui allaient devenir quasiment des mots d'ordre dans la suite de cette aventure. En 1996, il gravait la Deuxième dans une interprétation farouche, voire austère, ne cédant jamais au spectacle. Nageant salutairement au-dessus de toute brume brahmsienne, sa lecture s'avère d'une clarté magnifique, faisant un lien inattendu entre les deux écoles viennoises, classique et sérielle. La sonorité est savamment soignée, toujours parfaitement intelligible, se gardant de toute opulence.

Ce trait, qui traverse tout le coffret, fait de cette intégrale un chemin idéal pour l'auditeur qui écouterait une première fois les symphonies de Mahler. Imaginons qu'il commence par en lire les partitions, puis par écouter Gielen : le voici paré pour la suite. Libre à lui de préférer plus tard les débordements ineptes de Bernstein, la chatoyante énergie de Kubelik, la fougueuse et inépuisable force de Solti, etc. Ici, les interventions chorales sont également retenues, et la Résurrection n'explose jamais, s'affirmant plus comme un chemin intérieur qui ne se soumettra à aucune démonstration. La qualité des pupitres, principalement celle des bois, indéniablement superbe, continue de surprendre dans la Troisième, enregistrée enlive un an plus tard, à Freiburg : Gielen en dessine chaque trait d'une pointe acérée, sans la moindre concession, imposant un caractère continuellement tragique d'une noblesse presque aride, à tel point qu'en réécoutant la version de Boulez parue l'an passée [lire notre critique du CD], on se surprendrait à la trouver théâtrale ! Les deux chefs se rassemblent dans un même souci de clarté, de lisibilité et d'équilibre : mais si le Français assouplit ses options par un lyrisme minutieusement dosé, l'Allemand se préserve de toute contamination lyrique, avec une sévérité tout autant légitime.

Dans l'ordre des captations arrive ensuite l'opulente Huitième – qui reste d'ailleurs la seule qu'à ce jour Boulez n'ait pas encore gravée, bien qu'il l’ait jouée (25 juillet 1975, à Londres, dans le cadre des Prom's) – que Gielen parvient à distribuer comme personne. Rien ici, on s'en doute, du bruyant fatras dans lequel sont tombés de nombreux chefs : soudain, on pourrait penser à Berlioz et à Schumann, tant le résultat s'avère brillant de clarté et de précision. Voilà un tour de force qui déplaira à l'auditeur qui souhaiterait en prendre plein les oreilles sans chercher à comprendre, et qui ne vaudra certes pas que des amis à son auteur…

Véritable clé de voûte de cette intégrale, sa vision de la Sixième Symphonie gère comme aucune autre ses propres forces jusqu'à sembler un organisme indépendant qui va s'épuisant, à mi-chemin entre un romantisme décadent et un noir expressionnisme qui fascinerait Alban Berg assistant, tout jeune homme, à la création de 1906 à Essen. Tout autant exigeante que les précédentes, cette lecture de la Sixième révèle une humanité extraordinaire qui véhicule une émotion parfois insoutenable. En 2002, Gielen complétait cette somme d'une Première en général assez terne, mais dont la Marche funèbre flirte avec le climat global de la Sixième, respectant peut-être par là l'inscription de l'œuvre dans la carrière d'un tout jeune compositeur auquel il reste encore bien des découvertes musicales à vivre et à faire.

Du reste, les dernières livraisons de Gielen, pour aussi précises qu'elles demeurent, édifient un macabre théâtre d'ombres : la Neuvième est sans espoir, et enfin, la Cinquième définie par une hargne tenace, s'abrite avantageusement dans l'aura de la Sixième. Servie par la présence d'artistes comme l'excellente Cornelia Kallisch, idéale dans la Troisème, ou de Dagmar Peckova (Mulier Samaritana de la seconde partie de la Huitième), pour les plus remarquables, cette intégrale constitue une belle initiation à Mahler, et introduira parfaitement le cycle parisien qui débutera fin octobre (Orchestre Philharmonique de Radio France / Myung-Whun Chung, du 27 octobre 2004 au 10 juin 2005).

BB