Chroniques

par bertrand bolognesi

Gérard Herzhaft
Americana – Histoire des musiques de l'Amérique du Nord

Fayard (2005) 282 pages
ISBN 978-2-213-62261-3
Americana – Histoire des musiques de l'Amérique du Nord

Musicologue et musicien, mais également historien, romancier et auteur d'ouvrages destinés aux jeunes lecteurs, Gérard Herzhaft publie chez Fayard une brève et passionnante étude sur l'histoire des musiques de l'Amérique du Nord, analysant les influences qui concoururent à former plus spécifiquement les musiques populaires nord-américaines. Après sa Grande encyclopédie du blues et le Guide de la country music et du folk, sans oublier deux Que sais-je ? consacrés au Blues et à la Country music, cet Americana nous fait traverser en douze chapitres les différents aspects du sujet.

Selon un plan strictement vérifiable – présentation de l'implantation ou de l'immigration du peuple concerné, histoire de son intégration en Amérique du nord (USA, Canada et Mexique), évocation de sa culture d'origine et de sa musique (fonction, instrumentarium, typicité stylistique, etc.), exposé sur la musique qu'il développera sur sa nouvelle terre d'adoption, analyse du rôle de cette musique dans les divers métissages musicaux populaires américains, extension de ses influences dans l'industrie du disque –, seront abordés chacun des acteurs de ce fabuleux patchwork. En commençant par les études des musiques amérindiennes par les jésuites et franciscains au début du XVIe siècle, l'auteur attire notre attention sur la difficulté de pénétrer plusieurs siècles après des cultures orales – ce qui n'exclut pas la révélation de l'existence de systèmes de notation musicale aztèques. Il s'interroge sur les fonctions même de la musique, toujours liée au monde des esprits et à l'au-delà, soit à des croyances qui en firent le principal véhicule du sacré. S'appuyant volontiers sur les recherches des ethnomusicologues, notamment Bruno Nettl, il décèle des influences amérindiennes dans le blues, la country, le jazz, mais aussi dans la folk d'avant guerre et jusque dans la musique savante, de Colin McPhee à Philip Glass en passant par Harry Partch et Elliott Carter.

Des anciennes possessions espagnoles devenues aujourd'hui étasuniennes surgiront diverses ballades qui apporteront leur pesant de sentimentalisme au folklore nord-américain issu d'une mithridatisation des styles andalous qui avaient généré la musique norteño, à travers des épopées machistes qui amorcent à leur manière le genre Western, tant littéraire que cinématographique. Sans oublier les traditions métissées de la côte caraïbe (huesteco, arribeño, veracruzno), Herzhaft poursuit son investigation en sondant les conséquences musicales de la présence française au Nouveau Monde, et plus précisément au Canada où le colon français de la fin du XVIIe siècle est souvent perçu comme un jouisseur débauché, sans omettre d'explorer la culture cajun.

L'arrivée de la musique britannique fut différente des françaises et espagnoles, son rôle principal ayant été d'accueillir les membres des diverses sectes religieuses protestantes. On observe de nombreuses différences entre le Nord et le Sud anglo-américain. L'auteur explique ces différences par un bref rappel des origines des colons – origines sociales et nationales (anglaises ou celtes). Si les colons aristocrates nourrissent une passion pour la musique savante des cours européennes, les ouvriers et paysans importent les chansons de leur région, les adaptant à la réalité américaine et à leur quotidien, les laissant féconder par les chants amérindiens et les danses africaines, lors de l'esclavage. Ces musiques seront éditées, sous forme de partitions et de méthodes.

De la Society for the Propagation of the Gospel aux Singing schools sudistes en passant par l'aventure des Shape notes des Camp Meetings, c'est vers l'univers afro-américain que s'achemine ensuite cet essai, explorant la disparité des origines africaines, une disparité ethnique qui s'explique par le fait que les trafiquants européens (négriers) se soient approvisionnés en esclaves sur l'ensemble du continent africain – les pays producteurs pour les Pays-Bas et l'Angleterre vers l'Amérique du Nord et les Caraïbes se nommèrent, entre 1619 et 1660, Sierra Leone, Guinée, Liberia, Côte d'Ivoire, Ghana, Dahomey, Togo, Bénin, Niger et Gabon, tandis qu'au milieu du XVIIIe siècle, le Mozambique, Madagascar et Zanzibar devinrent les plus grands fournisseurs. Après une analyse de chacune des diverses traditions mises en relation par ce triste épisode, l'ouvrage nous conte l'américanisation des musiques africaines et l'africanisation parallèle des musiques américaines.

De nombreux épisodes douloureux seront encore évoqués, comme l'exil des Irlandais et des Écossais, les diverses crises politiques polonaises, le joug orthodoxe tsariste sur l'aristocratie catholique balte, les dévastatrices invasions napoléoniennes qui chassèrent outre-Atlantique de nombreux Allemands et Autrichiens, les pogroms d'Europe centrale, mais aussi les histoires moins connues des Melungeons – esclaves turcs prisonniers des Espagnols, emmenés au XVIe en Amérique du Nord, et formant une large communauté dans les Appalaches ; ils seront continuellement persécutés et n'obtiendront le droit de vote qu'en 1960 –, des premiers ouvriers chinois venus aux USA percer les Rocheuses dans des conditions inhumaines, etc. Un passionnant chapitre se penche sur la musique d'Hawaï qui influencera considérablement toutes les musiques populaires américaines du Nord. Elle est constituée de chants usant d'effets de registration et de voix mixtes, accompagnés par des chœurs et quelques rares instruments, comme les tambours en peau de requin (pahu), diverses percussions et des castagnettes en os. Bien sûr, cette musique change au contact des Occidentaux, surtout à cause des cantiques chrétiens amenés par les missionnaires. Les contremaîtres portugais amènent leur traditionnelle braguinha vite transformée en ukulélé. Les vaqueros mexicains révolutionnent la musique hawaïenne : de vieilles ballades andalouses mêlées à des mélodies nahuatls créent un yodle hawaïen caractéristique qui aura un grand impact sur les chanteurs de country music. La guitare arrive également par le biais des Mexicains. Vers 1870/80, les Hawaïens la maitrisent au point d'en transformer le jeu. On sait quelle vogue connaîtrait dès le début du XXe siècle le style hawaïen sur tout le territoire des USA, puis en Europe.

Pour finir, c'est à révéler l'histoire de la commercialisation des musiques populaires que s'emploient les derniers chapitres du livre, retraçant celles du music-hall, des orchestres de cuivres, de la comédie musicale, des minstrels shows et du genre blackface, du vaudeville qui aurait un ascendant considérable sur l'ensemble du cinéma étasunien – réunissant toujours du burlesque, du suspens, un peu d'histoire continentale (western) et des acrobaties (l'on dit cascades, aujourd'hui ), des Medicine shows, jusqu'à l'arrivée du Ragtime et du Jazz et la vaste documentation rassemblée grâce au succès rencontré par Victoria et Columbia, les deux premières grandes firmes qui éditèrent des disques de musique populaire américaine.

BB