Chroniques

par bertrand bolognesi

Ernő Dohnányi
concerti pour piano et orchestre

1 CD Capriccio (2020)
C 5387
Les concerti pour piano n°1 et n°2, signés Ernő Dohnányi

Près d’un demi-siècle sépare les deux concerti pour piano d’Ernő Dohnányi (1877-1960). Si le premier, écrit par un jeune homme d’une vingtaine d’années, a trouvé sa place dans le répertoire, son cadet, conçu dans les années difficiles qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, demeure rare, aujourd’hui encore. Originaire de Bratislava – la capitale de l’actuelle Slovaquie faisait alors partie de la couronne de Hongrie sous le nom de Pozsony (dérivé du Slovaque ancien Požun), donc de l’empire autrichien qui la dénommait Preßburg –, c’est dans sa ville natale que Dohnányi entendait pour la première fois le virtuose allemand (et compositeur) Eugen d’Albert, son aîné de treize ans. Très impressionné, il irait encore l’écouter à Budapest, l’année même de l’obtention de ses diplômes et du début de sa carrière de pianiste. Salué par la presse pour son interprétation des Réminiscences de Don Giovanni de Liszt, voilà du jour au lendemain le jeune musicien élevé au rang des plus grands, ce qui l’encourage à ne pas hésiter à se rapprocher de d’Albert qu’il rejoint pour quelques semaines estivales au bord du Starnberger See, en Bavière. Il lui joue les programmes de ses futurs récitals, mais jamais ses propres pages. Bientôt le maître affirme que le plus jeune peut désormais voler de ses propres ailes, qu’il n’a plus rien à lui apprendre. C’est lors de ce séjour qu’est commencée l’écriture du Concerto en mineur Op.5 n°1.

Toujours en 1897, Hans Richter dirige le Quatrième Concerto de Beethoven avec le jeune Dohnányi en soliste, qui se fait remarquer pour les nouvelles cadences qu’il a composées. De là naîtrait un respect entre les deux interprètes et, si le Concerto n°1 est dédié à Eugen d’Albert, c’est Richter qui en dirigerait la création, le 11 janvier 1899 à Budapest, avec le compositeur au clavier. Circonstance inattendue, les fameux pianos viennois Bösendorfer lancent un concours de composition d’un concerto en un seul mouvement à l’occasion des soixante-dix ans de la fabrique. Voilà donc Dohnányi remaniant son œuvre, achevée lors d’un séjour à la campagne à l’été 1898, si bien qu’il la jouera le 26 mars 1899 à Vienne, avec Johann Nepomuk Fuchs au pupitre, cinq mois avant la disparition du compositeur styrien. Et la chance lui sourit : son opus 5 en sort vainqueur !

Le Concerto en mineur Op.5 n°1, qui gagna vite les salles de concerts allemandes, anglaises, russes, étasuniennes, etc., s’inscrit pleinement dans un romantisme tardif, à l’instar de tout l’œuvre d’Ernő Dohnányi que sur ce point l’on peut rapprocher de Richard Strauss, voire de Sergueï Rachmaninov. Faisant suite à une captation à la Philharmonie de Ludwigshafen en mai 2019, la présente gravure présente la version originale en trois mouvements. À la tête de la Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pfalz, Ariane Matiakh accorde à l’Adagio maestoso introductif l’emphase induite, celles des concerti de Liszt, de Mendelssohn et de Brahms. Un piano d’une clarté inspirante lui répond, celui de Sofia Gülbadamova, dont on admirera plus tard le lyrisme au grand souffle. Une méditation, certes relative tant elle requiert de virtuosité (Molto adagio), montre les trésors d’expressivité de la pianiste russe. Une lumière particulière nimbe les dernières mesures du mouvement. Un énigmatique et tendre choral avance l’Andante médian, ici donné dans un moelleux remarquable où la partie soliste se pose avec autant de délicatesse que de vigueur. L’épisode voyage dans plusieurs variations dont séduit le charme un rien désuet, jamais accentué, fort heureusement, par les artistes. La dernière partie de ce vaste édifice concertant (près de cinquante minutes) est caractérisée par des allures de fêtes où alternent les tempi. Elle invite la danse dans un geste dont surprennent le brio et l’énergie, intarissable.

Voyant son territoire réduit à peau de chagrin par le Traité de Versailles, la Hongrie connaîtrait bien des bouleversements dans l’entre-deux-guerres. Le pire arriva ensuite, celui qui fera fuir Bartók outre-Atlantique en 1940. Dohnányi, quant à lui, reste à Budapest jusqu’à l’automne 1944, réussissant à mener sa carrière jusque-là. Puis il part à Vienne, avant l’invasion de la Hongrie par les troupes russes. Deux de ses trois enfants meurent dans les derniers mois de la guerre. Accusé de collaborationnisme nazi par les nouvelles autorités communistes en place dans son pays, le compositeur demande accueil au Danemark, aux États-Unis, au Canada, vivant, en attendant qu’on lui réponde, dans la zone américaine de Vienne. C’est lors d’un bref séjour en Argentine, en 1947, qu’il conçoit le Concerto en si mineur Op.42 n°2 dont, à soixante-dix ans, il se réserve la redoutable partie soliste. Par-delà les bouleversements tombés sur le monde, l’œuvre ne déroge pas à la tradition romantique, cette fois traversée d’une grandiloquence presque cinématographique, pourrait-on dire, en ce qui concerne son premier mouvement (Allegro – Allegro non troppo), surtout pour son final. Au seul piano revient le rôle d’enchaîner l’Adagio nostalgique, repris par des cordes mélancoliques et mystérieuses. Ariane Matiakh en soigne avec grande sensibilité le climat subtilement introspectif, jusque dans la note répétée de la fin, lien avec l’ultime chapitre (Allegro vivace – Più mosso – A tempo) dont l’approche paraît ici un peu trop sage. Loin de Brahms, c’est clairement vers Rachmaninov que lorgne cette partie.

Le 3 décembre 1947, à Sheffield, Dohnányi donnait lui-même le jour à son Opus 42, aux côtés du Royal Philharmonic Orchestra que dirigeait Thomas Beecham. Un an et demi plus tard, il était enfin autorisé à quitter le Vieux Monde et à s’installer en Floride où il vécut ses dix dernières années.

BB