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Chroniques
Ernst Křenek – Franz Schreker
Concerto pour violon Op.29 – Kammersinfonie
S'il existe une esthétique Jugendstill en musique – qui ne soit ni Pelléas et Mélisande ni Tristan und Isolde – c'est sans doute celle des opéras de Franz Schreker dont nous avons pu vous présenter la chronique au printemps dernier – Die Gezeichneten à Stuttgart [lire notre chronique du 18 avril 2004] ; Der Schatzgräber à Francfort [lire notre chronique du 7 mars 2004]. Rédigée à partir de 1914 et finalement créée en mars 1917, sa Kammersinfonie nous rappellera, dès l'obsédante et énigmatique ritournelle du Langsam initial qui revient dans le dernier mouvement, les tourneries scintillantes des jardins enchantés où se mirent des monstres ou les facettes sournoises d'autant de diamants et dorures de ces ouvrages, donnant à cette écriture l'apparence d'une inquiétante inertie. Ici, le violoncelliste Heinrich Schiff dirige le Musikkollegium Winterthur avec précision et dans une sonorité relativement claire, accusant des tutti volontiers violents dont le drame vient légèrement perdre la belle intelligibilité du début. Cela dit, l'énergie reste fort bien distribuée, et les contrastes vivement accusés. En quatre mouvements enchaînés, parfois de façon surprenante, cette Symphonie de chambre flirte avec la production mahlérienne tout en offrant certains motifs chambristes délicatement colorés qu'on pourrait croire empruntés aux derniers opéras de Strauss. Il y aura là de quoi alimenter cinquante ans de cinéma américain ! À l'élégance du Scherzo succède la jubilation fébrile du troisième mouvement – a tempo –, avant la redite Langsam nettement plus sereine qu'à sa première exposition, dans une lecture d'un bout à l'autre raisonnablement lyrique, toutefois moins brillante que celle de Franz Welser-Möst (EMI) il y a quelques années.
Le Viennois d'origine tchèque Ernst Křenek, outre qu'il deviendrait très tôt gendre de Mahler, fut l'élève de Schreker. Si son maître ne connut des persécutions nationales-socialistes que son exclusion de la Musikhochschule de Berlin, l'année même où il périt d'une maladie cardiaque avant le grand désastre européen, il n'en fut pas de même pour Křenek qui, après la noire propagande contre son œuvre, alors dite musique dégénérée, et l'interdiction de son très célèbre Jonny spielt auf, s'enfuit en 1938 outre-Atlantique, comme bien des compositeurs de son temps. Son Concerto pour violon Op.29 date de sa première période stylistique, partant qu'il est admis d'en considérer trois dans la chronologie de son œuvre : de 1920 à 1930, il écrit déjà pour l'opéra avec un grand sens du théâtre – Der Sprung über der Schatten, Zwingburg, Orpheus und Eurydike, Der Diktator, Das geheime Königreich, Jonny spielt auf, Leben des Orest –, s'inspire parfois du jazz, et use d'une liberté qui passe outre la tonalité sans pour autant qu'on puisse le rattacher à l'École de Vienne. Puis la tentation dodécaphonique le gagne pour vingt ans, dont on retiendra principalement l'opéra manifestement sériel Karl V. C'est un chemin qu'il poursuit aux États-Unis, tant comme créateur qu'enseignant, avant que de se tourner à nouveau vers l'Europe à la fin des années cinquante et de se passionner pour l'expérience électronique qui lui inspire des procédés et conceptions qu'il applique à son écriture, sans lui-même créer pour ce nouvel instrumentarium ; c'est encore vers l'opéra que va sa préférence, avec Dark Waters, Tarquin, The Belltower, Der goldene Bock, Ausgerechnet und verspielt et Pallas Athene weint. Âgé de quatre-vingt onze ans, Ernst Křenek s'est éteint en Californie en 1991.
Dans ce Concerto, le soliste ouvre énergiquement la danse par une entrée mordante qu'affirme Hanna Weinmeister, avec la hargne d'une accentuation remarquable. C'est aussi le violon seul qui ferme le bal, après un parcours classique en trois mouvements (enchaînés), par quelques notes brèves en un geste presque drôle – pied de nez ou queue de poisson ? –, en tout cas déconcertant. Se mêlent ici plusieurs influences, qui purent être directes ou simplement respirer l'air du temps partagé par d'autres musiciens, où l'on apercevra Strauss, Berg et Stravinsky, mais aussi Ives, Hindemith et Karl Amadeus Hartmann, ce dernier principalement dans la couleur particulière de l'orchestre. L'interprétation qui nous est donné d'entendre sur ce disque s'avère expressive autant qu'équilibrée, avec une belle réalisation de la redoutable cadence transitoire entre l'Adagio et l'Allegro vivace.
BB