Chroniques

par laurent bergnach

Elliott Carter
musique de chambre

1 CD Genuin (2021)
GEN 21731
L'ensemble Swiss Chamber Soloists joue l'Étatsunien Elliott carter (1908-2012)

En 1989, Elliott Carter (1908-2012), interrogé par Myriam Tétaz-Gramegna, évoque sa remise en question dans l’après-guerre, quand sa propre musique lui apparut un peu superficielle. Il rappelle : « j’ai réfléchi aussi au temps musical, à la combinatoire et aux problèmes de mémoire et de perception du temps. Cela m’est venu en lisant Proust et en écoutant les ensembles de Don Juande Mozart où chacun dit et chante autre chose. Je superpose plusieurs couches de temps. J’ai compris que la question du temps musical était en fin de compte infiniment plus importante que les détails ou les nouveautés du vocabulaire musical » (in Au cœur de la création musicale, La Bibliothèque des Arts, 2018).

La journaliste rencontra le compositeur à Lausanne, venu assister à Come and go (1978), un opéra de chambre d’Heinz Holliger. Ce dernier, autrefois soliste du Concerto pour hautbois (1988) commandé à l’Américain par Paul Sacher, joue aujourd’hui deux pages contemporaines de la mutation annoncée plus haut. Mouvement liminaire d’un triptyque inachevé gravé en première mondiale, Sonatina pour hautbois et clavecin (1947) s’avère pour Holliger « pleine d’élégance et de transparence » (notre traduction de la notice du CD). Huit études et une fantaisie (1950) offre neuf parties assez courtes, pour un quatuor à vents, chacune fondée sur un problème compositionnel spécifique. Elles bâtissent un pont qui relie Scelsi à Schönberg – rappelons que Carter accompagnait parfois son père à Vienne au milieu des année vingt, et qu’il connait depuis l’adolescence les acteurs de sa vie musicale.

Un demi-siècle plus tard, pour Nine by five (2009 – Woodwind Quartet II), Carter ajoute un cor à la formation susmentionnée – flûte, hautbois, clarinette, basson –, mais aussi quelques autres. Il s’y inspire d’une page de Goffredo Petrassi, Tre per sette, dans laquelle un trio d’interprètes joue sept instruments à vent. Les différentes combinaisons engendrent une grande richesse de formes, de timbres et d’expressivité, concentrée en moins de dix minutes. Holliger s’entoure de Diego Chenna (basson), Felix Renggli (flûte), Olivier Darbellay (cor) et de François Benda, l’un des deux clarinettistes de ce disque exaltant, enregistré dans différents lieux entre 2008 et 2020.

Restons dans la première décennie du XXIe siècle avec deux pièces vocales, assez rares au catalogue de Carter. La musique (2007), a cappella, célèbre les deux cent cinquante ans du recueil de Baudelaire, Les fleurs du mal (1857). Le texte est en français, langue que maîtrise parfaitement l’artiste. Sarah Wegener enveloppe l’auditeur d’un soprano chaud et impacté. Pour sa part, Poèmes de Louis Zukofsky (2008) rend hommage à un autre écrivain, soutenu par Ezra Pound, en neuf étapes dont la majorité de moins d’une minute. Les textes du New Yorkais (1904-1978), appartenant à différents recueils (Anew, Some Time, 80 Flowers, etc.), sont reproduits ici. La clarinette allègre de Sérgio Pires accompagne la chanteuse.

Notre écoute se conclut avec les opus les plus récents, fruits d’un créateur désormais centenaire. À partir de 2002 est élaboré le cycle Retracing, soit plusieurs soli pour basson, cor français (II), trompette (III), tuba (IV) et trombone (V). Darbellay joue le deuxième (2010). Enfin, achevé en mai avant sa création en décembre, voici le Trio à cordes (2011) où le compositeur a souhaité que l’alto conserve son timbre sombre – « sa propre voix » – face aux violon et violoncelle, plus brillants, et devienne ainsi l’instrument le plus important de l’ensemble. Autres membres des Swiss Chamber Soloists, Jürg Dähler, Irene Abrigo et Daniel Haeflinger jouent ces cinq minutes qui oscillent entre tension et flânerie.

LB