Chroniques

par laurent bergnach

Elliott Carter
intégrale des quatuors à cordes

2 CD Sony Classical (2014)
88843033832
intégrale des quatuors à cordes d'Elliott Carter (Sony)

Témoin de l’essor de New York durant dix décennies – comme il l’évoquait dans le portrait Un labyrinthe du temps [lire notre critique du DVD] –, Elliott Carter (1908-2012) est lui-même le symbole d’une évolution artistique nord-américaine. Démarrant son apprentissage par le piano classique et romantique typique d’un milieu bourgeois, le musicien rencontre Charles Ives à la fin de son adolescence, et découvre avec lui l’avant-garde (Ruggles, Bartók, Stravinsky et Varèse, tous nés entre 1876 et 1883). Il n’en sera que plus déçu par l’enseignement officiel, si conservateur. Au début des années trente, il décide de parfaire sa formation à Paris, avec Nadia Boulanger. Tout d’abord adepte d’un néoclassicisme assez proche de celui de ses compatriotes Roy Harris et Aaron Copland, il devient, durant la seconde moitié du XXe siècle, « l’un des plus grands représentants du modernisme musical » – dixit Nicolas Southon dans Les symphonies du Nouveau Monde [livre notre critique de l’ouvrage].

Sans même évoquer ceux de jeunesse qui furent désavoués (1935 et 1937), l’écoute des cinq quatuors à cordes d’Elliott Carter est un moyen privilégié de saisir son cheminement stylistique, depuis le premier opus des années cinquante, lorsque s’affirme sa personnalité, jusqu’à l’ultime, quarante ans plus tard.

Créé par le Quatuor Walden, le Quatuor n°1 (1953) fut conçu deux ans plus tôt, lors d’une retraite dans le désert d’Arizona, dans un but introspectif et sans songer à la musique « intéressante, directe et facilement compréhensible » que Carter à ses débuts pensait devoir au public. Approchant les quarante minutes, les quatre mouvements s’enchainent sans interruption (à l’exception de deux pauses), citant ici et là Ives et Nancarrow dont la musique et les conversations ont toujours été stimulantes. Les Juilliard livrent un son vif ou onirique, chaud et intrusif qui rend justice au souhait de caractères expressifs enlacés et sans cesse renouvelés, sans conteste dans l’héritage de la Seconde École de Vienne.

Alors que Carter jugeait son premier essai trop complexe pour être joué, c’est finalement le Quatuor n°2 (1960) qui est refusé par son commanditaire le jugeant inabordable. Mal lui en pris, puisque l’œuvre, au final défendue par le Quatuor Juilliard, reçoit le Prix Pulitzer. À l’instar d’un personnage d’opéra – explique l’auteur qui pensait aussi à Beckett –, chaque instrument y « invente son matériau à partir de sa propre attitude expressive, ainsi qu'à partir de son propre répertoire de vitesses et d'intervalles musicaux ».

Une douzaine d’années passe, en partie consacrée à l’orchestre – Double concerto (1961), Concerto pour piano (1967), Concerto pour orchestre (1970) –, avant la création du Quatuor n°3 (1973), qui voit le retour des quartettistes et de la récompense mentionnés ci-dessus. Ici, violoncelle et alto forment chacun un duo avec les violons – quasi rubato pour l’un, plus sévère pour l’autre. Chaque groupe comporte un nombre différent de mouvements, si bien qu’on peut entendre « des combinaisons de tempose confondant intimement avec la texture ».

Fondé en 1965, le Composers String Quartet se voit dédié le Quatuor n°4 (1986) qu’il exécute à Miami. La pièce se caractérise par un désir « de donner à chaque membre du groupe sa propre identité musicale », à l’image de l’esprit démocratique avec lequel chacun « affirme son identité particulière tout en contribuant à un effort collectif ». Elliott Carter l’assimile à une conversation à quatre voix, agitées de multiples variations d’humeur, de vitesses et de pauses.

Enfin, le Quatuor n°5 (1995) est créé par les Arditti, à Anvers. Plus ajouré et serein que le précédent, il s’inspire comme lui des comportements humains, avec douze parties enchainées – après une introduction, six mouvements sont présentés en alternance avec cinq interludes. En avril 2013, Joseph Lin et Ronald Copes (violons I et II) accompagnent Samuel Rhodes (alto) et Joel Krosnick (violoncelle) dans l’ultime pièce du programme, au lieu des habituels Robert Mann et Joel Smirnoff qui avaient gravés avec ces derniers, en 1990 et 1991, ce qui s’avérait alors une intégrale. Cette réédition mise à jour est donc à saluer.

LB