Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch
concertos pour violon Op.77 n°1 – Op.129 n°2

1 CD Naïve (2006)
V 5025
Dmitri Chostakovitch | concertos pour violon Op.77 n°1 – Op.129 n°2

En 1948, lorsque Jdanov, un nouveau revizor qui s'avèrera terrible, prend ses fonctions, Dmitri Chostakovitch vient d'achever le 1er Concerto pour violon et orchestre. Mais le fameux censeur soviétique ne laissera pas passer une année favorable au compositeur dont l'œuvre est littéralement disgraciée, comme celle de Prokofiev et de bien d'autres. Le moral général est à la terreur, une terreur justifiée par diverses liquidations, comme celle de l'acteur Mikhoels affirmant une nouvelle vague d'antisémitisme actif. De fait, le nouvel opus attendrait prudemment sept ans avant de faire retentir sa mélodie juive dans les salles de concert, tandis que des musiques moins compromettantes feraient vivre l'artiste tant bien que mal, comme Rencontre sur l'Elbe, Mitchourine ou La Chute de Berlin. Cela n'empêcha évidemment pas l'écriture de nombreux autres opus qui seront directement écartés par les autorités ou demeureront soigneusement protégés dans les tiroirs de l'auteur. Staline finira bien par mourir, lui aussi, bien qu'un tel événement parût invraisemblable à beaucoup de Russes. En janvier 1955, le cycle De la poésie populaire juive est créé à la Salle Glinka de Leningrad, une première que suivrait en octobre celle du 1er Concerto à la Philharmonie ex-pétersbourgeoise, par David Oïstrakh et Evgueni Mravinski. Quinze ans plus tard, au Conservatoire de Moscou, le même Oïstrakh fait entendre le 2ème Concerto pour violon et orchestre avec la complicité du passionnant Kondrachine, Sept romances sur des poèmes d'Alexandre Blok, un nouveau cycle mélodique, voyant officiellement le jour la même année. Les temps ont changé, la vie aussi, et Chostakovitch a terminé cette nouvelle page entre des séjours à l'hôpital qui se succèderont vertigineusement jusqu'à sa disparition en 1975.

Il y a près de quatre ans, nous vous parlions d'un violoniste arménien de dix-huit ans à l'occasion d'un récital qu'il donnait à Paris avec sa sœur [lire notre chronique du 28 février 2003] ; aujourd'hui, après avoir vu son talent salué par un 1er Prix au Concours Reine Elizabeth de Belgique, Sergeï Khachatryan livre au disque son interprétation des deux concerti de Chostakovitch. Il entre par un jeu discret dans le premier, s'exaltant peu à peu en dehors du tissu général sans égarer les proportions de cet élan. Il affirme plus âprement la désolation du Moderato en des nuances finement menées jusqu'à une fin de mouvement qu'on jurerait prise dans la glace. On remarquera la grande précision opérant dans les diableries du Scherzo à la hargne ironique, tandis que la sonorité choisie pour la Passacaille s'avère élégante et presque fluette, parfois ; la cadence, si étrange et inhabituelle, est quasiment abordée comme une partita de Bach. Pourtant, du méchant Burlesque final on pourra dire qu'il manque d'une sorte de vulgarité et que les interprètes – le violoniste comme le chef – n'y tirent peut-être pas assez furieusement la langue.

Le chef, c'est Kurt Masur. On admirera son travail des demi-teintes dans une inspiration partagée avec le soliste, ainsi que le contraste troublant de l'alternance d'un climat choral recueilli avec les soubresauts héroïques du troisième mouvement. Les interventions de chaque pupitre sont irréprochables, dans un parcours qui paraîtra malgré tout trop poli – on se souvient de la rocaille fougueuse de l'exécution menée avec Vadim Repin [lire notre chronique du 8 avril 2004].

La surprise survient à l'écoute du Concerto en ut dièse mineur Op.129 n°2, dès l'abord moins triste mais plus inquiet, dans une certaine urgence. Sergeï Khachatryan l'aborde dans une belle lumière et une vivacité captivante accusant des attaques quasiment intrusives. Si le maître mot de son interprétation du Concerto en la mineur Op.77 n°1 était Rigueur, Vigueur sera celui de sa vision du Second. L'Adagio s'y voit servi par une tendre fluidité, jusqu'à sa brève cadence menée avec un certain sens du tragique. Enfin, dans l'élément cuivre du dernier épisode, le soliste bondit jusqu'à l'infernal solo. Au pupitre de l'Orchestre National de France, Masur souligne les vestiges mahlériens du Moderato, approfondit une riche couleur dans les échanges de bois du mouvement central, comme déposés sur le dense tapis des cordes graves, avant de conclure l'enregistrement dans la plus grande fermeté.

BB