Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch
symphonies Op.10 n°1 – Op.135 n°14

2 CD EMI Classics (2006)
3 58077 2
Dmitri Chostakovitch | symphonies n°1 – n°14

C'est sur un lit d'hôpital que Dmitri Chostakovitch écrivit sa Symphonie pour soprano, basse et orchestre de chambre Op.135 n°14, en 1969 ; à cette heure critique et dans la souffrance, assez naturellement la main de l'artiste traçait alors les mélodies poignantes d'un opus rassemblant onze poèmes en un vaste cycle dont le thème avoué était la mort. Il ne s'agissait vraisemblablement pas d'une tentative d'adieu serein, mais au contraire de l'expression d'une peur révoltée devant la certitude des progrès d'un mal qui l'emporterait six ans plus tard.

L'on connait deux versions de cette Quatorzième : la première articule chacun des poèmes empruntés à Garcia Lorca, Kückelbecker, Apollinaire et Rilke dans sa langue d'origine, tandis que l'autre – celle gravée sur ce disque – les présente dans une traduction russe. Les deux solistes réunis ne laisseront pas indifférents : Thomas Quasthoff entre avec un certain recueillement dans De profundis, offrant un grain très présent et dès l'abord un art sensible de la nuance. On le retrouvera, entre autres, dans À la santé, un rien plus froid, et en duo avec Karita Mattila pour La Loreley, Les Attentives II et l'ultime Schlußstück. L'interprétation de Simon Rattle à la tête des Berliner Philarmoniker s'installe avec une sinuosité dangereuse pour peu à peu révéler une sonorité toujours plus léchée, peut-être un peu trop, d'ailleurs. On y perd en tonicité ce qu'on y gagne en pâte… mais quelle pâte, indéniablement ! L'excellence des pupitres berlinois s'impose une fois de plus. Ainsi, la voix qui commente les aléas dansés de la mort dans Malagueña reste-t-elle discrète aux côtés de la puissance instrumentale qui semble se déchaîner dans la taverne. C'est pour mieux prendre la vedette dans La Loreley où Mattila s'avère redoutablement envoûtante. Cette expressivité à fleur de peau demeure jusqu'aux dernières notes de la symphonie, et principalement dans un Suicidé que le soprano investi d'une formidable plénitude vocale, bientôt ponctuée par un glas sans pitié. Et ainsi de suite, Simon Rattle n'oubliant jamais son Mahler lorsqu'il dirige Chostakovitch.

Plus de quarante ans auparavant, le compositeur sortait du Conservatoire de Leningrad par une Symphonie en fa mineur Op.10 n°1 qui serait publiquement créée par Nikolaï Malko à la Philharmonie au printemps de l'année suivante. L'idée de réunir ces deux pièces que le temps sépare permet de révéler à quel point le jeune Chostakovitch possédait les germes de ce qui caractériserait très vite son style. Dans l'Allegretto, l'on entend bien sûr que nous sommes à l'époque du Nez, tout en remarquant déjà le goût de l'auteur pour la citation ou le pastiche – un certain motif de trompette paraît directement sortir de Wozzeck, l'opéra de Berg qui s'est joué dans ces années-là au Mariinski, traversant une surprenante période d'exceptionnelle ouverture (Schreker, Stravinsky, Křenek, etc.). On ne s'étonnera pas que ces traits croisent une tonicité des cordes directement héritée de la tradition russe (Tchaïkovski en tête). Mais on décèle les typicités d'orchestration que l'on rencontrera chez un Chostakovitch plus mûr : l'importance de la clarinette, une certaine façon de développer, quelques traits élégiaques de flûte, et surtout ces drôles d'accents de musique de cirque à la fin du mouvement. De fait, l'on n'est parfois pas si loin de l'écriture chambriste de la 14ème. Dans l'Allegro, le musicien affirme son goût pour les furieuses cavalcades auxquelles Simon Rattle offre un relief enthousiasmant. Mais ce n'est pas tout : le grand phrasé lyrique des cordes graves rappelle Moussorgski, alors que l'usage du piano fait figure d'audace. Le Lento élégiaque, qui invite à goûter les bois de la Philharmonie de Berlin, se montre encore un peu trop mobile pour être déjà de ces poignants adagios chostakoviens tardifs, mais c'est en bonne voie. En revanche, les oppositions, les contrastes, les salves de cuivres, seront omniprésents dans sa musique de film. Rattle signe ici une interprétation soucieuse de chaque détail et dessinant un geste d'une vigueur remarquable.

BB