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Chroniques
Diriger Mahler
par Abbado, Chailly, Haitink, Muti et Rattle
Il y a quelques semaines, nous vous présentions un avis sur le premier volume de la collection Juxtapositions, croisant deux documentaires de Frank Scheffer sur l'univers de Gustav Mahler [lire notre critique du DVD]. Ce numéro 2 viendra idéalement compléter ce propos, avec un reportage intitulé Conducting Mahler auquel succède I have lost touch with the world, soit le titre du lied Ich bin der Welt abhanden gekommen que l'on retrouve dans la 9ème Symphonie. Pour aller vite, nous dirons qu'en un peu plus de deux heures, ce DVD offre l'avis de cinq grands chefs sur l'œuvre mahlérien, accordant une grande place à la relation Alma/Gustav – à juste titre puisqu'elle occupait cette place dans la vie et dans l'inspiration du musicien au point de susciter, entre autres, la conception de sa Huitième. De là, la disparition de la fille aînée du compositeur et la conscience soudaine d'être atteint d'une maladie incurable et fatale mèneront aux dernières partitions qu'explore Henry-Louis de La Grange, l'incontournable spécialiste que l'on sait.
En 1920 eut lieu un premier festival Mahler au Concertgebouw d'Amsterdam, fêtant les vingt-cinq ans de la nomination de Wilhelm Mengelberg à la tête du Koninklijk Concertgebouworkest ; toutes les symphonies y furent alors jouées. Soixante-quinze ans plus tard, soit en 1995, on réitère l'opération en invitant trois grandes formations européennes que Mahler dirigea en son temps – Berliner Philharmoniker, Wiener Philhar-moniker et Orchestre du Concertgebouw, bien sûr –, ainsi qu'assez naturellement le Gustav Mahler Jugendorchester. Claudio Abbado, Riccardo Chailly, Bernard Haitink, Riccardo Muti et Simon Rattle s'y partageraient alors dix symphonies. Entre des images de répétitions fondues à celles des concerts, nous entendons chaque maestro raconter son Mahler.
Vers l'âge de dix ou onze ans, Rattle entend la Résurrection : il décide alors de devenir chef d'orchestre. La navrante superficialité de ses interventions les résume à ce petit détail historique ! Muti affirme une vision nettement classique de Mahler, et même dans sa manière d'expliquer ce que la partition mêle au début d'un mouvement pour déconcerter le public. S'il conseille d'aller chercher derrière les notes pour diriger correctement cette œuvre, Abbado ira jusqu'à dire qu'il convient d'oublier la partition pour mieux penser à la vie du compositeur, à son destin dont il faut s'imprégner copieusement. Mais c'est aussi tout un univers et un contexte qu'il désigne. Ainsi raconte-t-il que lorsqu'il étudiait à Vienne, il entendit un jour un orchestre d'enterrement jouer une marche, suivi par le cortège d'enterrement : sans doute a-t-il compris à ce moment que Mahler avait puisé dans la musique de la rue, celle d'un enterrement, celle d'un régiment, etc. Avec Chailly, autre moderne, pourrait-on dire, il voit en Mahler un lien entre le romantisme et la musique contemporaine. Son compatriote – qui découvrit à neuf ans la musique de Mahler par une répétition de la Neuvième sous l'autorité de Zubin Mehta – s'intéresse avant tout à la modernité de cette œuvre, à tout ce qu'elle peut avoir de dérangeant pour celui qui la joue comme pour celui qui l'écoute, sans perdre de vue son aura romantica. Selon lui, si Mahler avait eu le temps d'écrire une 11ème Symphonie, il aurait découvert quatre ou cinq ans plus tard le dodécaphonisme, qui plus est sans le chercher, ce dodécaphonisme que l'on pressent dans l'Adagio de la 10ème comme une évidence s'imposant déjà. Enfin, Haitink confesse que son goût pour Mahler n'est pas venu tout de suite ni spontanément. C'est d'entendre Otto Klemperer, lors d'une interview télévisée, dire de Mahler « ce n'est pas Schubert, c'est un autre compositeur se souvenant avec nostalgie de Schubert » qui lui fit accepter progressivement jusqu'à ce qu'il appelle le kitch de cette musique. Fasciné par l'Adagio de la Dixième – « cela n'a rien à voir avec la nature : c'est pure solitude », il évoque par ailleurs des différences d'approche dans le travail des orchestres mis en présence. Pour lui, Berlin et Vienne, en tant que capitales d'une Europe déjà quasiment centrale, ont donné naissance à un son profond et intense, alors qu'à Amsterdam, ouverte sur la mer et avant tout marchande, la sonorité est précise et plus claire ; Berlin et Vienne joue comme si la vie en dépendait, tandis qu'Amsterdam installe une distance instinctive.
Dans le second documentaire, Henry-Louis de La Grange expose le caractère paradoxal de cette Neuvième, explorant « les éclats de rire des parties les plus sombres, la gravité des choses en apparence plus légères, la notion du temps qui passe mais pas forcément liée à un sentiment de la mort arrivant, même si un rythme célèbre qui hante le 1er mouvement la symbolise ». Juillet 1907 : Mahler perd sa fille aînée, la préférée ; elle meurt de diphtérie ; cela réveille son enfance, puisqu'il avait perdu plusieurs frères et sœurs en bas âge. 1908 : Mahler écrit Das Lied von der Erde et retrouve la plénitude de sa puissance créatrice. Dans l'Abschied final, pense-t-il à sa propre mort ou plutôt à celle de l'enfant qui lui manque, s'adonnant à une réflexion philosophique sur « la fin de la vie, à laquelle nous devons tous faire face » ?...
BB