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Chroniques
Dai Fujikura
œuvres pour orchestre
Après plusieurs albums, le label indépendant Minabel * poursuit sa diffusion des œuvres de Dai Fujikura, son fondateur, qui réalise également le remastering des différentes pièces au menu. Elles sont au nombre de quatre, abordées ici par ordre chronologique. À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Nagoya, Martyn Brabbins en signe des gravures d’une clarté louable, vérifiable au cas par cas.
Ainsi de Banitza Groove, page brève écrite en 2006 et révisée l’année suivante, réponse du compositeur britannique d’origine japonaise à une commande pour le concert du Nouvel An. « On m'a demandé d'écrire une valse, ce que j’ai d’abord tenté de faire, puis abandonné quand pour moi l’absence d’intérêt de cet exercice fut avérée. Au lieu de cela, je décidé d'écrire une musique de danse basée sur le petrunino horo, rythme bulgare un peu plus complexe que la valse » (notice du CD). Plus tard, Fujikura révisa cette page pour le lancement d’un nouvel orchestre anglais. Finalement, Banitza Groove fut également donné par Brabbins lors du concert qu’il organisa lui-même à Londres afin de collecter des fonds pour Fukushima, suite à la catastrophe que l’on sait. « C’est une œuvre orchestrale que vous pouvez programmer pour une occasion spéciale », conclut l’auteur. Le violon lance un motif obstiné, bientôt tournoyant, dans une sonorité brillante. Les bois le rejoignent par une ponctuation rythmique conforme au modèle folklorique choisi. Bientôt, ce tissu qui semblait d’accompagnement prend le devant de la scène, tandis que l’ostinato poursuit aveuglément son énoncé. Après une section dans un grain plus épais, une lumière délicatement attaquée par des cuivres doux relance le processus, soudainement interrompu une minute avant la fin par un autre type de répétition, pépiement des bois menant à une extinction percussive, plutôt sourde.
Conçu de 2011 à 2012, Mina est un concerto pour cinq solistes et orchestre. Il doit son nom à la fille de Fujikura dont il célèbre la naissance. « J’ai commencé un mois après l’événement ; quand l’œuvre fut achevée, mon bébé avait cinq mois de plus ! ». Issus de l’ICE (International Contemporary Ensemble) plusieurs fois salué dans nos colonnes [lire notre chronique du 16 avril 2013 et notre critique du CD Boulez chez Stradivarius], les solistes sont Claire Chase, Nathan Davis, Rebekah Heller, Nick Masterson et Joshua Rubin, tenant respectivement les parties de flûte et flûte basse, hammered dulcimer (instrument irlandais proche du cymbalum), basson, hautbois et clarinette avec clarinette basse. Dans une même énergie, méthodiquement survoltée, les cinq musiciens ouvrent l’interprétation comme d’une seule voix. Un parcours fort tonique caractérise la première moitié de la pièce, dont le geste est brutalement suspendu par une calme mélopée onirique de la flûte basse. « J’ai voulu montrer en musique la vitesse des changements d’humeur affichés sur le visage d’un bébé – quatre expressions par seconde », précise le créateur. « Le rôle de l’orchestre est d’entourer les solistes, comme les parents entourent leur enfant ». Placée sous la protection mystérieuse d’une danse de l’hammered dulcimer, la facture délicate de Mina est traversée d’un souffle heureux comme l’on en rencontre peu souvent dans la musique d’aujourd’hui.
Construites par des procédés compositionnels parfaitement distincts, six mélodies forment my letter to the world – six mondes pliés en un seul, à partir de poèmes de William Blake et d’Emily Dickinson. Écrite en 2012 pour baryton et piano, cette page est orchestrée en 2014. On y retrouve avec plaisir le cuivre flatteur de Simon Bailey. Après une déclamation assez libre, sur une pédale instrumentale, le deuxième chant est un récitatif fragmenté sur un entrelacs de bois joueurs, quand le suivant laisse chanter les timbres d’un orchestre qui va se simplifiant, à l’inverse du quatrième, vocal avant tout mais très proche du texte parlé. L’aura plaintive de la cinquième mélodie, plus longue, dans l’inflexion instrumentale comme dans la ligne chantée, marie des couleurs parfois étranges. C’est l’inquiétude qui anime la dernière.
S’il faut saluer la qualité d’interprétation de Bailey, encore est-ce tout ce CD que notre équipe distingue par une Anaclase! confirmée par le subtile Concerto pour flûte (2015) dont la partie soliste est assumée par Claire Chase (flûte, flûte basse, flûte contrebasse et piccolo), sa créatrice. À l’inverse de Stream state (2005) et de Secret forest (2008) [lire notre critique du CD Ampere et notre chronique du 3 octobre 2009], la structure de l’œuvre ne perd pas l’écoute. Au contraire, elle la conduit habilement au fil de cinq mouvements enchainés – sorte de prélude aux assemblages très travaillés, danse solistique sur une partie d’orchestre assez drue, chant glissé dans une sonorité qui résiste au dicible, solo de piccolo utilisé a contrario dans son médium, gagné par une cadenza contrebasse dont intrigue la constante choséité (dans cette fréquence, rendus décuplés du bruit des doigts sur l’instrument et des effets de souffle), enfin choral héritier des spectraux où la flûte basse rencontre une moire microtonale « dérivée d’une série d’harmoniques déformées – fantôme du concerto ». Alors que Dai Fujikura est, pour cette saison 2017-18, compositeur associé de l’Orchestre national d’Île-de-France, ce fort beau disque vient idéalement compléter les précédents [lire nos recensions de Grasping, Flare et Okeanos].
BB
* les enregistrements de Dai Kujikura se téléchargent sur le site Minabel