Dossier

dossier réalisé par marc develey
paris – 1er février 2012

claviers en miroirs
table ronde et concerts aux Bernardins

Michaël Levinas, Pierre Hantaï et Alain Planès
le claveciniste Pierre Hantaï photographié par Philippe Matsas
© philippe matsas

Une fois n’est pas coutume : c’est au sortir des deux concerts et d’une table ronde proposés, ces 19 et 20 janvier, par le Collège des Bernardins (Paris), que notre collaborateur Marc Develey posa ces réflexions critiques qui nous paraissent relever plus du « format » Dossier que du compte-rendu, de la chronique, voire de cet objet mal défini que le journaliste désigne par article ou encore « papier ». Autre nous semblant son champ et son investigation précisément ténue (de diverses façons), la rubrique accueillera naturellement cette contribution « claviers en miroirs » qui renvoie à un moment particulier de la vie musicale, rare même (en ce qu’il sort des schèmes convenus), animé par le compositeur et pianiste Michaël Levinas, le claveciniste Pierre Hantaï [photo] et le claviériste Alain Planès.

Les deux soirées que propose le Collège des Bernardins s’articulent depuis l’arrière-pays de leur remémoration à la thématique de la table ronde conclusive, dont ici l’on trouvera glosés certains trajets. L’espace du concert s’anastomose à des images et des voies riches d’un frémissement labyrinthique du son, dans la dimension des pratiques et des sens qui doublent le champ de sa production.

En musique comme en toute chose, l’Occident propage son ethos dans le flux de ses signes, tout en faisant un enjeu identiquement ontologique et technique de l’espace fibré où se jouent les rapports du mot à la chose : il y va, dans le signe, tout autant de l’identité de la chose désignée que de ses production et reproduction par l’artisan en pouvoir de création. Dans le solfège, outil de transmission qui sera aussi celui de la fixation de ses œuvres, la musique savante perfectionne au long cours un organon où le compositeur s’invente moyen de marquer sa singularité là-même où se réduit la polysémie du signifiant. Mais alors que nous sommes passés par les redécouvertes des traditions interprétatives, les structuralismes, les déconstructions et la réappropriation de dimensions musicales passant les capacités de transmission de la graphie traditionnelle, il semble aller de soi que se posent à nouveaux frais les questions du rapport non seulement de l’interprète à la partition, mais surtout du compositeur à son œuvre et de l’œuvre singulière à ses métamorphoses identitaires – si même la notion d’identité conserve encore un sens.

Déchiffré plus encore que lu, le signe musical ouvre un espace de son plus que de sens, structuré par un champ grammatical dont la tradition n’aura eu de cesse d’affirmer l’universalité alors même qu’elle en élargissait progressivement la puissance expressive. L’identité de l’œuvre est alors l’enjeu du rapport mi-spéculaire mi-organique entre les pages de signes qui en recueillent le squelette et leur incarnation en des traditions interprétatives articulées en styles et incarnations instrumentales diverses des mêmes œuvres.

Et c’est la partition, élément technique intégré à la pratique de l’interprétation, qui, jusqu’à récemment, donne à l’œuvre son corps premier – d’où l’inquiétude du compositeur devant l’ininscriptible, vécu comme intransmissible et défaut d’identité. Pierre Hantaï rappelle à quel point s’est rapidement perdu l’art initial de deviner une musique sans qu’il soit besoin de tous les diacritiques que, très rapidement, on s’est mis en devoir de rajouter au texte : mordants, gruppetti, mais aussi tempi et nuances. L’interprète se fait de plus en plus le vecteur d’une signature – nom et manière – qu’il s’agit de restituer, dans un respect parfois immodéré de l’écrit : Alain Planès dit la surprise qu’il eut de découvrir, lors de son passage à l’Ensemble Intercontemporain, la grande liberté avec laquelle les compositeurs eux-mêmes traitent leurs propres partitions.

le pianiste Alain Planès photographié par Éric Larrayadieu
© éric larrayadieu

Si l’essentiel n’est pas inscriptible dans la partition, elle n’en demeure pas moins un texte qui, comme tel, se voit pris dans les modes historiquement déterminés de sa réception. Depuis les années cinquante jusqu’aujourd’hui, on constate une série de mises à distance de ce texte, qui résulte à la fois en une prise de liberté par rapport à la trace et à la façon consacrée de la lire – retrouver, par exemple, le sens d’une musique qu’on ne comprenait plus (Pierre Hantaï).

Ainsi ces Claviers en miroirs reflètent-t-ils une tranche choisie de cette histoire – claviers instrumentaux, mais aussi, on le voit, « claviers » théoriques. Au cours du premier concert, douze pièces du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach et deux Sonates de Beethoven sont mises en parallèle aux clavecin, pianoforte et piano moderne. Le regret, exprimé sans faux-semblant par Alain Planès [photo], que l’on puisse interpréter Bach sur un Steinway, dont la lourde mécanique ne permet pas une ornementation aussi naturellement exécutée que sur des instruments plus anciens, ne fait pourtant pas oublier l’horizon d’un instrumentarium diversifié auquel Bach déjà destinait le Klavier (ce que rappellera une intervention de la salle), non plus que la richesse toute fisherienne que Michaël Levinas tire du Prélude en mi mineur BWV 855, par exemple.

Assurément, on mesure l’écart entre son jeu, ordonné à de fort dix-neuviémistes résonnances, riche d’une surprenante variété de styles, délivrant chaque numéro dans un grand recueillement en ses pédales mystérieuses, ses rubatos en glacis, l’intimité de sa touche et la fluidité de sa dynamique ; et ce qu’un Pierre Hantaï exprime du clavecin dans le velouté parfois plus acide d’un style vaporeux très ornementé, « français », si l’on osait, dans la préséance ici ou là précieuse du trope sur le thymos. Alain Planès lui-même modèle sur un Pleyel de 1939 une autre image, plus analytique dans la ronde précision du son.

Sans doute le XXe siècle musical, sa pratique de formes sonores inédites et sa floraison de recherches musicologiques, jusque dans ce qu’elle put avoir de raide en ses débuts, permettent-ils aujourd’hui, malgré quelques réticences parfois, de se positionner plus librement dans le son et dans l’œuvre. Chopin se laisse désormais écouter sur d’anciens Pleyel, mais aussi (comme ce premier soir) Beethoven, à la fois dans les résonnances lointaines mais claires d’un pianoforte, aux perlés naturels et dans un contrôle époustouflant de la dynamique (belle démonstration d’Alain Planès dans le troisième mouvement de « La Tempête » (Op.31 n°17) ; ou, dans les harmonies étranges, quasi symboliste, d’une « Walstein » (Op.53 n°21)que sur Steinway Michaël Levinas porte dans une technique résolument tardo-romantique (moires délicates et explosions « instrumentales »), dans la retenue expressive d’un désir tour à tour sourd et joyeux d’autant plus émouvant qu’il ne se déclôt jamais en emphase.

Assurément, ce dernier, tout autant compositeur qu’interprète, tout en ayant intégré les acquis du XXe siècle, reste héritier des siècles antérieurs, notamment du XIXe. En témoignent à la fois la qualité de son jeu dans la restitution du répertoire historique, mais encore son attention à la forme et au style, si audible dans la structure du Concerto pour un piano-espace n°2 donné en seconde soirée par l’ensemble Le Balcon, ou, là encore, dans les traits lisztiens d’un piano travaillé par l’électronique, timbre neuf d’un clavier encore scalaire sous la rocaille dense des cuivres, percussion, violoncelle, électronique, résonnances soufflées de flûte inquiète. Mais ses travaux sur les entrelacs et les échos dénotent également un topos baroque, tout autant que son utilisation des techniques de spatialisation marquent l’intérêt pour des musiques que l’on jouait il y a plus longtemps dans des espaces moins secs que nos salles de concerts.

Comme il est d’usage dans le siècle révolu, cette musique semble chercher à la fois du côté de l’analyse – voire de la lyse – des formes et sons traditionnels, mais encore de la synthèse, qu’elle soit disjonctive ou marquée par l’impossible de la transcendance – un impossible assurément incarné en réaction à la réception plus-que-douloureuse par l’occident de sa propre violence, et dont témoigne par exemple l’immersion en matière musicale du Triple de Ghérasim Luca, que son inscription sonore en ce Poème battu de 2009 révèle en son surgissement émotionnel même plus qu’elle ne le double : réduction quasi-phénoménologique du sens par un son dont les assonances s’incarnent en commentaire immédiat, monstration percussive de la façon dont trouve à se manifester un point de haine dans le corps du langage même.

Héritier, Michaël Levinas [photo] l’est encore dans la texture de ses interrogations et de ses doutes, quant à la nature désormais difficilement transmissible de la sonorité nouvelle en jeu dans l’œuvre, quant à l’identité de l’œuvre même, quant à la façon dont l’instrument délimite un espace – on n’ose écrire une structure – pour le corps et, donc, l’interprétation et l’écriture.

le compositeur français Michaël Levinas, pédagogue, théoricien et académicien
© dr

On ne fait ici qu’esquisser le contenu de la riche table ronde qu’il suscite et anime. Quatre générations y témoignent de divers rapports à l’œuvre, qu’ils soient d’interprétation, de transmission ou de création. Même si le son reste pierre de touche de ces discussions, le sens en constitue un maître-mot, sans doute parce qu’il fut l’un des totems théoriques du second XXe siècle ; et autour du sens : le signe qui le véhicule et l’identité des choses qui y participent.

Au delà des interventions souvent passionnantes de Bruno Mantovani (compositeur) et de Jean-Luc Plouvier (pianiste et compositeur) sur le rapport au signe, à la reproduction et à l’intransmissible, nous aura pourtant frappé l’importance de plus en plus grande accordée aujourd’hui à la pratique ou, plus justement, à l’engagement dans l’œuvre peut-être plus qu’à son service. À ce titre semblent significatives les prises de parole de Maxime Pascal (chef fondateur de l’ensemble Le Balcon), le plus jeune des attablés. Nous en retenons qu’il s’agit, au fond, moins de trouver réponse définitive à ces questions que de se mettre en condition de produire dans la temporalité qui est la nôtre l’œuvre comme rencontre complexe plus qu’instance reproductive d’un type idéal.

En somme, on passerait – on excusera cette nouvelle scolie – de la logique encore extensionnelle d’une esthétique du sublime et de l’éternel à une praxis des intensités locales, nourries de préparation à saisir l’occasion, rusées si l’on veut, au sens où les grecs entendaient la Μτις. C’est alors affaire de rencontres non décisionnelles d’elles-mêmes, selon une forme d’algorithme qui doit moins à la programmation procédurale ou à la gestion prévisionnelle du beau qu’à un creuset génétique où les formes de vie se déploient comme phénotype sur le fond de rencontres chromosomiques plus ou moins fortuites – entre un compositeur et un ensemble, par exemple.

Quoiqu’il arrive, la transmission a lieu et si l’œuvre en voit ses identités transformées, c’est parce que l’identité même obéit à des dynamiques nouvelles, désenchâssées de l’œil en surplomb de Dieu pour se mouvoir, fluentes et agrégatives, dans des espaces de combinaisons nouvelles. Fluente, la reterritorialisation (terme qu’ici nous préférons à « décontextualisation ») de la partition permet l’émergence d’une nouvelle façon du sens, engagé dans l’intensité humaine plus que dans la structure. Sans qu’il soit pour autant question d’en rabattre sur les exigences théoriques, voilà qui ouvre un espace moins perfusé de mots en recherche plus ou moins désenchantée de définitif : espace d’engagement dans les formes qui est immédiatement espace de l’œuvre elle-même, défaite de la transcendance du sens, sans que puisse être clairement assignée son identité, sans non plus critères de perdurance associés. Monde deleuzien, au fond, strié d’immanences plus que de structures ou des coups de poinçon de la transcendance fragile du divin. L’œuvre y existe à la limite disjonctive de ses apparitions et déformations – non plus comme l’objet achevé au centre des séries de ses reproductions ordonnées par le canon de la partition rêvée comme Livre fermé. La transmission se fait, certes, mais hors fiat volontaire ordonné au désir de tel ou tel monde : l’œuvre nouvelle échappe au créateur jusque dans son texte. C’est peut-être à cela que Michaël Levinas nous dit se résigner, tout en restant attaché à une autre (et fort intéressante) proposition : l’exploration fidèle de l’estran prophétique découvert par la marée (post)moderne.

On notera toutefois un grand absent des sujets de ces passionnantes causeries : le public – fors la critique. Comme s’il était, de ne rien produire qu’une présence, une entité neutre n’ayant d’incidence ni sur l’identité, ni sur la transmissibilité – et la stabilité – des œuvres. Sujet bien plus complexe sans doute, sociologique et « impur », peut-être. On regrette cependant que rien n’en ait été même esquissé. Doit-on aussi comprendre que le public n’a, dans la théorie, rien à dire ? Qu’il ne soit qu’une fonction réceptive pure ? Il y a là un espace pour la musique savante qui nous semble figé depuis que les concerts se font en salle, dans la préséance aristocratique puis ploutocratique des places, et que s’est autonomisé le musical (savant) en tant que tel par rapport à sa fonction de prime abord sociale. Mais le dire ainsi, c’est renvoyer également à la dimension sociopolitique du musical et donc des œuvres et des conditions de leur émergence et conservation. Hors sujet ?

Admettons…
Au moins l’on songera que le son se destine… à l’écoute – banalité qu’on voudrait ici ressaisir comme lieu commun d’une élaboration possible. Le public, dans son inévitable mutisme dès lors que toute parole s’ordonne au surplomb d’un avis motivé et dévolu à la seule critique, n’a pas pour fonction de délivrer les grandes typologies du goût mais d’en produire des instances immédiates, plus ou moins normatives ou descriptives dans leur après-coup, mais participatives toujours dans le temps même de la production. C’est cette participation, intensément normée par l’espace de restitution (qui est aussi une façon d’assigner les corps à leur tâche) qui mériterait d’être sinon réintégrée à l’œuvre du moins replacée dans sa continuité, selon une articulation de cette tache aveugle qu’est toujours le cadre en dimension d’une variation possible. Bien sûr, le champ contemporain a déjà ouvert ce type de recherche, que ce soit dans les spatialisations de l’acousmatique ou du côté des modes de production chez Cage. Il y a là des jeux nouveaux à trouver. Sinon une proposition, tentons quelques idées inchoatives immédiatement tirées des tendances actuelles les plus lisibles.

Le contemporain est au « care » et au « durable », tout autant que, de façon plus conflictuelle, au religieux et au cognitif. Le balancier culturel semble appeler des œuvres accordées à un mouvement de progrès incarné plus ou tout autant qu’eschatologique. Cela se traduit par une intégration nouvelle et inévitablement complexe des traditions – et donc de la normativité des corps et des affects – au mouvement de critique qui depuis l’époque moderne en empêche la fixation des formes. Structure, transcendance, immanence des flux sont à travailler à neuf ; non pas à détruire, mais à intégrer, à investir d’engagements au local dans et pour le global. Parlant d’une voix critique, il ne nous revient pas de dire ce qu’il peut advenir ici d’un public sensible à ces tendances – ce qu’il peut susciter, ce avec quoi il peut interagir. C’est une histoire qui se dira a parte post, sur ce qui aura été effectivement noué dans et surtout à partir du matériau disponible (dont l’inventivité des compositeurs et auteurs) et selon l’inassignable et non problématique X qu’est le réel. Gageons qu’il y a ici de quoi instaurer plus que du neuf : de l’engagé, dans l’inquiétude et l’effervescence propres à toute renaissance, qui est aussi, indissociablement, la mutation d’une façon d’habiter un monde.

MD