Chroniques

par bertrand bolognesi

Claudio Abbado et l’Orchestre du Festival de Lucerne
Claude Debussy | La mer – Le martyre de Saint Sébastien

1 DVD EuroArts (2004)
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un programme entièrement consacré à la musique de Claude Debussy

En 1938, Arturo Toscanini réunissait quelques-uns des meilleurs musiciens d'orchestre européens pour former l'Orchestre du Festival de Lucerne avec lequel il donne Siegfried-Idyll, l'œuvre que Richard Wagner avait composé ici même, au bord du lac, et devant la maison que le maître occupait alors, à Tribschen. La plupart du temps, ces instrumentistes étaient engagés par un des plus prestigieux orchestres pour sept ou huit mois de saison musicale, si bien que, même sans y être systématiquement dirigés par Toscanini, ils acceptèrent la proposition suisse comme une aubaine. Dès sa première édition, le Festival arborait une affiche exceptionnelle, et très vite il devint le rendez-vous mondain de chaque été. La guerre survint : le Festival survécut jusqu'en 1941, et rouvrit après le conflit mondial. Dans les années cinquante, la star de la musique vint dynamiser d'une présence essentiellement médiatique une manifestation qui convoquait la jet-set aux Quatre-Cantons : Karajan devint le chouchou de Lucerne, et tout un public accepta de payer des places à prix d'or pour les concerts qu'il y dirigeait, un phénomène bien connu qui accompagne toute la biographie du chef. Si Lucerne ne disposait pas d'une salle idéale, de nombreux chefs qui menaçaient de ne plus s'y produire continuèrent cependant, car si le demi-dieu Karajan acceptait, en simples mortels ils se devaient d'accepter, bien sûr.

En 1966, un jeune chef italien d'une trentaine d'année est invité à Lucerne ; et depuis, Claudio Abbado y serait régulièrement présent, dirigeant l'Orchestre du Festival (qui suspendrait ses activités en 1993), de grandes phalanges, mais aussi celles qu'il devait former par la suite, comme l'Orchestre Européen des Jeunes, le Gustav Mahler Jugendorchester ou le Chamber Orchestra of Europe. C'est indéniablement grâce à son engagement et à sa personnalité que les incontournables partitions du passé ont pu soudain côtoyer les créations de Luigi Nono, György Kurtàg, Wolfgang Rihm et tant d'autres. Il fut le maître d'œuvre du concert d'inauguration de la nouvelle salle, le Centre des Congrès dont l'architecture fut confiée à la fin des années quatre-vingt-dix à Jean Nouvel. Et tout naturellement, c'est Abbado qui conduisit le premier concert du nouvel Orchestre du Festival de Lucerne – constitué en majeure partie des musiciens de l'Orchestre de Chambre Mahler et de quelques pointures, comme Natalia Gutman, Sabine Meyer, Emmanuel Pahud et les Capuçons – le 14 août 2003.

La captation de Michael Beyer diffusée aujourd'hui par EuroArts offre une belle approche du concert, sans volonté d'effets superflus, bénéficiant d'une mobilité toujours justifiée par une connaissance précise du déroulement du concert, voire une approche de la partition. C'est judicieux, intelligent, et l'on s'y croirait ! Public et musiciens sont particulièrement concentrés, pour un programme entièrement consacré à la musique de Claude Debussy. Le chef ne s'y trompe pas : c'est bien un Mystère qu'il dirige en jouant la suite du Martyre de Saint Sébastien. Le compositeur reçut les premiers éléments de cette commande en 1911, soit un texte de Gabrielle d'Annunzio, soigneusement écrit en un français excluant tout mot apparu après 1500. Pris par le temps exceptionnellement court jusqu'à la création prévue au Châtelet, Debussy confie certaines orchestrations à André Caplet. Abbado ouvre La Cour des Lys dans un climat discrètement sacré, volontiers inquiétant, chargé d'une secrète magie. On pourra admirer ici la précision de chaque trait, percevant le moindre pincement de la harpe, le tintement du triangle, un léger accord du célesta, dans une nuance générale piano qui n'excède jamais le mezzo piano, extrêmement délicate. Dans un même esprit, le Schweizer Kammerchor s'y montre d'une clarté exemplaire, et la soprano sibérienne d'origine géorgienne Eteri Gvazava offre une diction parfaite et une accentuation toujours intelligente du texte. Dans La Chambre magique, on appréciera la fine intervention des cuivres, et la montée progressive d'un lyrisme qui exulte magnifiquement, pour très peu de temps, d'ailleurs, la partition comme la lecture d'Abbado demeurant d'une pudeur exceptionnelle. Le chef rend un bel hommage au texte du Concile des faux dieux qui déclencha les foudres des autorités religieuses au moment de la création de l'œuvre, en soulignant d'un souffle pâmé la sensualité d'un amalgame scandaleux entre Adonis et l'évocation du Christ. Moins facile, la voix de Rachel Harnisch offre une souplesse d'aigu satisfaisante. À l'écoute du Laurier blessé, la quatrième mansion de l'œuvre, on comprend mieux pourquoi celle-ci reste peu jouée : elle nécessite une réalisation exigeante et minutieuse, capable de mettre en valeur chaque pupitre comme de le discréditer à la moindre faiblesse. Ici, c'est tout simplement superbe, amenant un Paradis sans aucune mièvrerie jubilatoire, plus proche d'un nuage de Blake que d'une aspiration augustinienne. L'interprétation d'Abbado se nourrit d'un bout à l'autre d'une pensée ténue qui fait de cet enregistrement une référence absolue.

Il faudrait à Debussy environ deux ans pour mettre un point final à son triptyque La mer, commencé en 1903 dans un petit village de l'Yonne. De l'aube à l'après-midi sur la mer est ici abordé avec un grand raffinement, doux et sans lenteur excessive, posant chaque touche d'une peinture majestueusement lumineuse. Dans les Jeux de vagues, la sensualité des demi-teintes est splendide, alors que le Dialogue du vent et de la mer conclut le cycle dans une expressivité formidable, évoquant une mer au-delà de la nature et de ses représentations picturales : elle est alors celle qui envahit les souterrains du château de Golaud, mère de tous les dangers, révélatrice d'intentions insoupçonnées. Claudio Abbado en conduit les alliages timbriques jusqu'au chaos, invitant le public de Lucerne à imaginer des flots mus par une marée impressionnante et capricieuse, dans la sécurité des abords d'un lac calme et tranquille. Un très grand moment…

En fin de programme, un intéressant reportage relate sans complaisance l'histoire du Festival de Lucerne, offrant des images précieuses d'Ansermet, Walter, Kubelik, Furtwängler, Karajan, etc.

BB