Chroniques

par bertrand bolognesi

Claudio Abbado et l’Orchestre du Festival de Lucerne
Gustav Mahler | Symphonie n°2

1 DVD TDK (2005)
DV-COMS2
Claudio Abbado et l’Orchestre du festival de Lucerne

Que ce soient les éditeurs ou les responsables de sociétés de concerts qui suivront les maisons de disques et, bien évidemment, le public, on s'est souvent plu à donner des titres aux symphonies de Gustav Mahler. De fait, si c'est bien là le thème du texte de son final, Résurrection n'a pas été choisi par le compositeur, bien qu'aujourd'hui l'on parle plus de l'œuvre sous ce nom qu'en la désignant par Symphonie n°2 en ut mineur, tout simplement.

En mars 1895, Richard Strauss programme les trois premiers mouvements de cette Seconde aux concerts de la Philharmonie de Berlin. Mahler, qui travailla quelques six ans à son achèvement, tient la barre. Si le public n'est guère au rendez-vous, la critique est là et ne se privera pas pour tâcher de tuer dans l'œuf ce musicien dont elle veut bien qu'il ait été un bon chef à l'Opéra de Leipzig, puis à ceux de Budapest et Hambourg, mais qu'elle ne semble toujours pas vouloir admettre parmi les créateurs. La première audition complète de la symphonie sera donnée durant la saison 1900/1901 à Munich avec un accueil nettement plus clément que confirmerait bientôt celle de la Troisième (Krefeld, 1902) qui fera immédiatement la renommée de Gustav Mahler. Du coup, Strauss, toujours malin, fait donner la Seconde en la Cathédrale de Bâle dès 1903 : c’est un triomphe.

Après avoir ouvert le Festival de Lucerne 2003 une semaine plus tôt [lire notre critique du DVD], le 21 août, Claudio Abbado invitait ses musiciens à servir ce monument d'une heure et vingt minutes amorcé en 1888 par un génie de vingt-huit ans. Il n'est pas inutile de rappeler la jeunesse de Mahler au moment où il se lance dans la composition de cette symphonie, car, loin de certains poncifs qui cofondèrent recueillement et inertie soporifique, le chef italien s'ingénie à révéler une pensée musicale toute en action, se gardant bien de toute confusion avec le final de la Neuvième, par exemple.

L'introduction de l'Allegro maestoso se veut ici alerte, sans excès de théâtralité, détachant les thèmes solistes dans un troublant effet de lointain soutenu par une grande suavité des cordes. Les parties de cuivres y sont amenées avec souplesse, dans une vaillance discrète qui n'exclue pas l'énergie. La conduite d'Abbado avance tranquillement mais sûrement, entretenant un suspens qui jamais trop tôt ne dépense ses forces, imprimant une tension plus souterraine à l'interprétation. Du coup, le violent retour du thème introductif en milieu de parcours devient littéralement cataclysmique, le chef utilisant les ressorts expressionnistes d'une partition sur ce point largement en avance sur son temps. Aussi claire soit-elle, la fin du mouvement n'a rien d'apaisant et semblera plutôt, dans cette conception-là, gorgée de tous les dangers.

De même l'Andante moderato est-il abordé dans une élégance rapide, Abbado n'en exagérant pas le côté Ländler que l'on rend parfois un rien lourdaud. Cette lecture se veut faussement légère, avec des resserrements plus toniques çà et là, dans une urgence omniprésente qui n'oublie pas ni de soigner la grâce du passage alla guitara ni d'en détacher le solo de harpe. Quoi de plus naturel, après ces débuts, que le Scherzo suivant tourne jusqu'au vertige ? On s'en souvient : en mars 2005, Boulez imprimait à ce troisième mouvement une hargne inépuisable qui lui conférait un caractère de méchante moquerie [lire notre chronique du 27 mars 2005] ; à cette option d'ailleurs parfaitement défendable, Abbado préfère celle d'une bienveillante ironie, peut-être même tendre par moments. Il n'empêche que chaque solo paraît ici plein de sous-entendus, que tous les traits solistes sont accomplis dans une grande connivence, tout à fait dans l'esprit du Lied dont cet épisode est l'extension symphonique.

Outre un fort beau choral de cuivres dans une pâte d'une homogénéité rare, on goûtera dans l'Urlicht la prestation d'Anna Larsson : le contralto suédois conduit souplement chaque phrase dans un legato somptueusement entretenu où se révèle l'égalité d'une couleur riche. Enfin, le vaste final Im Tempo des Scherzo / Wild herausfahrend – « Auferstehn » affirme une tonicité renouvelée, bien que jamais précipitée, Claudio Abbado détendant petit à petit l'énoncé jusqu'à obtenir une mobilité plus sensible.

La Résurrection surviendra dans un climat préalablement désolé. Le soprano Eteri Gvazava convainc peu : la couleur est limitée, le grave absent, l'aigu sans lumière. En revanche, les deux voix fonctionnent plutôt bien ensemble. On regrette également que le chœur Orfeón Donostiarra ne soit pas toujours juste. Dans cette conclusion, Abbado est peut-être moins pertinent que dans les quatre autres mouvements, traitant avec une politesse déconcertante une orchestration manifestement plus contrastée, si bien qu'on en perd certains détails, notamment dans les effets de puissance. Mise à part cette réserve, l'évidence d'une soirée d'exception s'impose.

BB