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Chroniques
Christophe Looten
Dans la tête de Richard Wagner – Archéologie d’un génie
En parallèle de ses partitions, plus qu’aucun autre musicien Richard Wagner (1813-1883) s’est exprimé sur l’art en général, le sien en particulier (inspiration, idéal, projets, etc.), et même la politique. Ses écrits théoriques – réunis dans une première édition, du vivant de l’auteur – et sa correspondance [1] – qui comprend les lettres à Louis II, toujours pas disponibles dans leur totalité en France (ce qui « en dit long sur l’état de la musicologie dans notre pays ! ») – constituent des milliers de pages qui ont rebuté la plupart des spécialistes, de la même façon que personne ne s’est vraiment penché sur les ouvrages ornant l’ultime bibliothèque de Wahnfried, pour en tirer des enseignements. Or, l’escalade de cette montagne de papier, l’exploration de ses grottes trop longtemps oubliées, ne sont plus dispensables : il s’agit aujourd’hui de partir à la recherche de l’origine des idées de Wagner, de découvrir l’homme qui se cache dans sa prose, l’étranger derrière le génie bien connu.
Compositeur et théoricien, Christophe Looten a lu les dix volumes des Œuvres en prose (deuxième édition, 1888) pour en extraire des pensées qu’il propose dans une nouvelle traduction – soit cent dix sujets classés par ordre alphabétique qui constituent « un portrait riche en contrastes et contradictions » –, enrichies de commentaires pertinents et lumineux (allusions à une réforme de l’orthographe en 1880, ou à Wolf et Bruckner soumettant leur travaux au Maître, entre autres), de citations du Journal de Cosima (commencé vers 1869) que le spécialiste de la musique allemande de la deuxième moitié du XIXe siècle a choisi de ne pas remettre en doute, ainsi que de passages de lettres inédites en français.
Le plus simple est d’évoquer d’abord les écrivains qui ont fécondé l’imaginaire de l’auteur du Ring, des Antiques (Eschyle, Euripide, Homère, Platon, etc.) aux plus récents (Calderón, Cervantès, Dante, Goethe, Shakespeare, Schiller, etc.), ce qui met à jour la place importante accordée au théâtre, « le cœur de toute éducation de la nation ». Ses confrères sont bien sûr évoqués (dont la trilogie des « consolateurs » : Beethoven, Mozart et Bach), la musique orchestrale et l’opéra allemand qui doit se faire le porte-parole du peuple de son temps, et non rester le « véritable bousillage » qu’il est actuellement, fruit d’une nature allemande conservatrice, économe et naïve, capable malgré tout de sentiments élevés et désintéressés.
Avec Wagner, la notion de culture touche à la géographie et à l’Histoire – voire à la climatologie. On y repère le sérieux avec lequel il s’intéresse en détail à l’héritage antique (sculpture, architecture, gymnastique, érotisme, etc.), l’angoisse face à une certaine forme de décadence (emprunts à la langue française, science sans conscience, journaux, phonographe, etc.), des attaques contre ses concitoyens asservis aux modes venues de Paris (« cette femme entretenue ») et d'Italie (l’aria divertissante), l’obsession de développer un art du chant fondé sur la langue allemande, celle de « représentations modèles » confiées à des exécutants compétents ou encore celle de la régénération (retour de la force et de la beauté via la révolution).
Anticlérical, Wagner s’enflamme pour le bouddhisme qui l’aide à mieux comprendre un christianisme qu’il aborde différemment au fil de son existence – « Le Christ veut souffrir, souffre et nous rachète, Bouddha regarde, compatit et enseigne comment parvenir à la rédemption ». Il prône un monde où amour et empathie schopenhauerienne repoussent la barbarie entre hommes et envers les animaux (vivisection). Dès lors, comment expliquer son antisémitisme ? Looten n’élude pas la question puisque Du Judaïsme dans la musique (1850), notamment, en porte la trace. Dans un siècle sournois qui remet en cause la déité de Jésus (David Strauss, Renan), l’existence d’Élus et l’égalité des races (Gobineau), disons à sa décharge que le créateur de Parsifal considère, sans pour autant en appeler au meurtre, le judaïsme comme une barrière vers un paradis d’avant le péché et les musiciens juifs comme les prédateurs (mais non les responsables) d’un art allemand moribond.
Nous parlions plus haut d’« un portrait riche en contrastes et contradictions », et tenons à cette formule du peintre-archéologue arpentant des sentiers délaissés. En effet, grâce à l’ordre chronologique des emprunts, respecté autant que possible à l’intérieur de chacune des entrées du dictionnaire, Looten permet au lecteur de saisir au mieux une pensée en évolution, des relations complexes (Berlioz, Liszt, Mendelssohn, Meyerbeer), des centres d’intérêt récurrents, mais aussi certaines croyances erronées et des « rêves de vanité ». Un trésor que l’on doit à « la rage d’écrire » d’un homme qui a souffert sa part et déclarait : « jamais un artiste n’a pu être aimé, ni son art compris, sans que – même inconsciemment – l’homme ait été également aimé et sa vie comprise » (Une communication à mes amis, 1852).
LB
[1] Un florilège de lettres rassemblées par Looten vient justement de paraître chez Fayard (Bons baisers de Bayreuth – Richard Wagner par ses lettres, 2013)