Chroniques

par michel slama

Christoph Willibald Gluck
Orphée et Eurydice

1 coffret 2 CD Archiv Produktion (2004)
474 582-2
Christoph Willibald Gluck | Orphée et Eurydice

Capté lors des concerts de juin 2002 à Poissy, ce nouvel Orphée a le mérite de nous proposer, enfin sur instruments anciens, la version pour ténor que Gluck créa à Paris en 1774. Comparée à celle de Vienne de 1762 – habituellement enregistrée pour castrat alto –des différences notoires sont à signaler. La version de Vienne est plus courte que celle de Paris (moins de 90 minutes contre 110 minutes), un superbe air de bravoure L'espoir renaît dans mon âme est ajouté à la fin du premier acte, le fameux J'ai perdu mon Eurydice se voit complété de trois mesures finales, une suite de ballets clôt l'opéra. Plus important encore, le continuo de clavecin disparaît au profit de l'orchestre dans la version française, ce qui préfigure l'opéra romantique.

Un siècle plus tard (en 1859), aidé par Saint-Saëns, Berlioz révisa la partition de Gluck pour la célèbre cantatrice Pauline Viardot en tentant un compromis entre les deux versions. Ils décidèrent de retenir la version parisienne, tout en transposant le rôle de ténor en un rôle d'alto féminin. Cette version éclipsa totalement celle de Vienne et fut même régulièrement enregistrée par les plus grandes mezzos du siècle, la dernière en date étant Anne-Sofie Von Otter avec John Eliot Gardiner. La version de Paris pour ténor n'a connu jusqu'ici que peu d'enregistrements. Il faut remonter aux débuts du microsillon pour entendre le ténor canadien Léopold Simoneau, idéal dans le rôle-titre, ou le ténor suédois parfaitement francophone Nicolaï Gedda. Ces rares témoignages pourront cependant apparaître quelque peu désuets à nos oreilles d'aujourd'hui… Avec la révolution baroque, les chefs eurent à cœur de redonner la version de Vienne, en ayant recours à des contre-ténors, substituts improbables du castrat Guadagni, pour lequel Gluck avait écrit le rôle. C'est donc avec une impatience particulière que cet enregistrement était attendu.

Comme à l'accoutumée, Marc Minkowski, à la tête de son ensemble fétiche, se donne à fond dans l'aventure : passion romantique plus Sturm que Drang, d'une effervescence et d'une urgence à couper le souffle, précision impeccable des pupitres, spécialement dans les sinfonie et intermèdes orchestraux, respect total de la partition jusqu'à imposer au ténor la tessiture suraiguë originale prévue pour le ténor Legros. C'est sûrement ce qui gêne le plus Richard Croft qu'on espérait parfait pour le rôle : à plusieurs reprises le chanteur – qu'on a pu admirer tout récemment dans Jupiter de la Semele du même Minkowski au Théâtre des Champs-Élysées – se trouve piégé par certaines vocalises ou montées vers l'aigu. Il en résulte, hélas, une ligne de chant mal maîtrisée, des notes franchement laides, à la justesse incertaine. Il n'en demeure pas moins que dans l'ensemble, la performance de l'artiste reste d'un engagement et d'une émotion sans égale. Omniprésent et pivot avec l'orchestre de cette partition, le ténor divisera sûrement la critique : certains, dont je fais partie, trouveront certains accents trop véristes, et certains sanglots et coups de glotte, par trop insupportables, spécialement dans J'ai perdu mon Eurydice, d'autres en resteront émus jusqu'aux larmes et applaudiront, sans réserve, le ténor américain qui, comme le reste de la distribution, nous gratifie d'une diction française exceptionnelle. Mireille Delunsch ne décevra aucun de ses nombreux admirateurs : elle redonne au rôle d'Eurydice, une consistance depuis longtemps perdue. On attribuera une mention spéciale à la toute jeune Marion Harousseau, à peine seize ans au moment de l'enregistrement, et qui nous offre un Amour d'une juvénilité ineffable et d'une tendresse incomparable.

MS