Chroniques

par laurent bergnach

Christoph Willibald Gluck
Iphigénie en Tauride

1 DVD Arthaus (2002)
100 376
production de 2001, à l'Opéra de Zürich

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, l'opéra baroque à la mode italienne est dans une impasse. Après avoir conquis l'Europe avec sa richesse mélodique, la virtuosité de ses chants, et la surenchère dans le faste des mises en scène, la performance vocale des chanteurs n'intéresse plus le public – surtout les musiciens soucieux que les paroles soient encore porteuses de sens. Christoph Willibald Gluck sera de ceux-là.

Né en Bohème en 1714, fils d'un forestier, Gluck trouve à Vienne un mécène qui lui permet de se consacrer entièrement à la musique – carrière que ses parents n'envisageaient pas pour lui. Il compose en 1741 le premier de ses trente opéras : Artaxerxes qui, dans la lignée de l'opera seria, remporte un grand succès. Vinrent ensuite Le Cinesi, La clemenza di Tito, Il re pastore, etc. jusqu'à ce que la capitale autrichienne se prenne de passion pour l'opéra-comique français. Gluck se plie à ce nouveau goût, mais en 1767, avec Alceste, le réformateur apparaît, souhaitant « rendre à la musique sa véritable fonction, et servir la poésie à travers l'expression et la fable, sans interrompre l'intrigue ni l'étouffer sous des ornements superflus et futiles ». Le chant ne sert plus à démontrer les prouesses techniques des chanteurs mais à rendre crédible des personnages débarrassés de leur carapace héroïque. Arrivé à Paris en 1774, le compositeur fait de nouveau sensation, sa simplicité, sa sobriété déconcertant un public habitué aux œuvres démodés (avec ballets) de Lully ou Rameau. Iphigénie en Tauride est créé le 18 mai 1779, à l'Académie de Musique. Le succès arrive peu à peu, mais la concurrence avec Niccolo Piccinni, les attaques des traditionalistes le déstabilisent finalement : il repart pour Vienne y vivre jusqu'à sa mort, survenue en 1787.

Gluck revendiquait la place du drame dans l'opéra et c'est sans ouverture que nous entrons dans celui d'Iphigénie. « Apaise-t-on les Dieux par des assassinats ? » se demande l'héroïne, plus que quiconque confrontée à des morts violentes. Fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, sa mère a tué son père avant que son frère, Oreste, se rende coupable de matricide. Prêtresse de Diane sur l'île de Tauride, elle vit depuis quinze ans au milieu des Scythes et de leur roi Thoas. Celui-ci, suite à un oracle, sacrifie tous les étrangers. Or, débarquant en exil, Oreste et son ami Pylade sont fait prisonniers. Il faudra attendre l'ultime moment pour que le frère et la sœur se reconnaissent et que Diane rendre à Oreste le repos de l'âme.

La bonne idée de Klaus Guth, c'est d'avoir introduit ces doubles de personnages à tête de marionnette géante. La présence fantomatique de ces figures – dignes d'un livre de Lewis Caroll – illustre à la fois les cauchemars du couple fraternel (la jeune fille poignardée par Agamemnon), leurs souvenirs (la scène du repas familial, qui par sa répétition glace le sang d'Oreste et le nôtre), leur schizophrénie (le double d'Oreste tenté d'occire le fidèle Pylade). Tout en animant un huis clos assez aride par des actions minimales (défilé muet des spectres, par exemple), le metteur en scène créé ainsi une lecture secondaire de l'histoire, qu'elle soit psychanalytique ou simplement poétique. Les passages de mime du chœur des Prêtresses, simples et efficaces, donnent de l'épaisseur à l'angoisse d'Iphigénie qui semble du coup communicative. Diane, incarnée par une enfant, est également une belle source d'émotion. Elle semble autoriser une nouvelle jeunesse aux deux Atrides jusqu'à présent terrassés par des forces inhumaines.

Juliette Galstian (Iphigénie) possède un bon soprano, un peu métallique et qui semble résonner plutôt que vibrer, du fait de l'acoustique du théâtre ou d'un prise de son superficielle. Sa diction laisse un peu à désirer mais sa présence scénique, dès le départ, rend son personnage attachant. Mais ce n'est rien à côté de Rodney Gilfry (Oreste). Le baryton américain fait preuve d'une concentration démentielle et la caméra ne le surprend à aucun moment détaché de son interprétation. Son tourment est crédible, son amour fraternel pour Pylade aussi. Le timbre est superbe, et les pianissimi délicats et émouvants – surtout sur l'air faussement paisible Le calme entre dans mon cœur, Acte II, scène 3). Deon van der Walt (Pylade) est un ténor vaillant et nuancé ; Anton Scharinger (Thoas), une basse puissante mais qui menace parfois d'être à bout de souffle.

William Christie, à la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Zürich (dans cette production de 2001) fait un excellent travail, ne cherchant pas à donner à la musique de Gluck plus de relief que nécessaire.

LB