Chroniques

par bertrand bolognesi

Christian Merlin
Pierre Boulez

Fayard (2019) 618 pages
ISBN 978-2-213-70492-0
De Boulez, Christian Merlin brosse un passionnant portrait paru chez Fayard

« D’une conversation avec lui, on sortait plus intelligent, ou plutôt se sentant tel, tant son expression était claire sur les sujets les plus complexes » : c’est bien ainsi qu’était Pierre Boulez, et Christian Merlin, qui osa l’aborder lorsqu’il était encore étudiant avant de l’interviewer de nombreuses fois, est bien placé pour le savoir. En 1984, la Librairie Arthème Fayard déjà faisait paraître la biographie du compositeur et chef français : contrairement à cet ouvrage plus que trentenaire que signait l’homme de radio Dominique Jameux, celui du journaliste du Figaro n’avance aucune analyse musicale, partant qu’il en existe désormais de nombreuses auprès desquelles le lecteur pourra se renseigner s’il le désire. Le propos est biographique en ce qu’il investit la vie publique de Boulez presque uniquement, puisque le musicien lui-même n’aura guère laissé entrevoir celle qu’à juste titre l’on dit privée – enfin presque, quant au livre, méticuleusement renseigné auprès des sources les plus proches du maître.

La verve de l’auteur est sans pareille à peindre une personnalité d’écorché vif, de grand sensible qui ne sait pas dire non, un affectif cruellement démuni face à la mort de ceux qu’il aime. Son travail peut être lu de plusieurs manières, puisqu’au fil de six grandes parties à suivre la chronologie de son sujet la constellation Boulez s’articule en plusieurs entrées : on peut donc aussi bien décider de ne lire d’abord que le compositeur ou le chef, ou encore le penseur ou le fondateur d’institutions pour revenir plus tard sur le créateur et l’interprète.

Des études du jeune homme à Lyon dont le conservatoire le refuse en ses rangs jusqu’aux tristes derniers mois dans sa demeure de Baden Baden nous est donnée à voir la construction d’une des figures les plus importantes de la culture contemporaine. Ainsi Merlin nous emmène-t-il dans les coulisses de la Compagnie Renaud-Barrault où son personnage fut responsable de la musique de scène, puis dans les tournées en Amérique latine, enfin au Petit Marigny où eurent lieu les premiers concerts du Domaine musical. De là il nous embarque vers Cologne et Donaueschingen, vers le New York de John Cage, aussi, et ainsi de suite, de Paris à Bayreuth et de Londres à Salzbourg, entrant dans la genèse de l’Ircam et de l’Ensemble Intercontemporain comme en celles de la Cité de la musique et de la Philharmonie de Paris. Encore est-ce l’occasion de pénétrer l’histoire parfois croquignolesque de l’administration de la culture en France, d’André Malraux à Christine Albanel en passant par nombre de grands égarés de la République.

Disparu il y a tout juste cinq ans, Pierre Boulez nous manque plus qu’on ne saurait dire. Pour les suivre depuis qu’on est en âge de le faire, son histoire et sa musique nous sont bien connues. Pourtant, le plaisir est certain à les reprendre une énième fois grâce à la plume agile de Christian Merlin qui nous en apprend toujours plus sur ce que pourtant l’on croyait savoir. Le lecteur ne manquera pas de souligner le fait que l’ouvrage est sorti il y a quinze mois : nous confessons avoir pris le temps de le déguster, car il le mérite bien – la bonne nouvelle, c’est qu’un livre ne relève pas encore tout à fait de la boutique du modiste ni de celle du poissonnier, le travail du temps n’ayant de prise sur sa puissance ni sur sa fraîcheur. Aussi me permettrai-je le conseil de ne point lire celui-ci trop hâtivement afin de se laisser pleinement imprégner par le destin qu’il conte si bien.

BB