Chroniques

par bertrand bolognesi

Chef soviétique, aristocrate russe
un portrait d’Evgueni Mravinsky

1 DVD EMI classics (2004)
DVB 5996899
Chef soviétique, aristocrate russe : un portrait d’Evgueni Mravinsky

Ce vingt-neuvième numéro de la collection classic archive s'articule en trois temps : d'abord un documentaire fort intéressant de la BBC sur le grand chef russe Evgueni Mravinsky, puis deux précieux et courts témoignages filmés, enfin une exécution de la Quatrième de Tchaïkovski par Guennadi Rojdestvenski.

Le réalisateurDennis Marks nous emmène dans le froid enneigé d'un cimetière où deux musiciens âgés viennent porter un toast à la vodka devant la tombe de celui qui fut cinquante ans durant le chef de la plus célèbre formation symphonique de Russie : l'Orchestre Philharmonique de Leningrad. Outre un commentaire assez succinct d'un narrateur discret, les témoignages se succèderont devant la caméra : des instrumentistes qui se rappellent l'exigence, la discipline, la rigueur et l'immense dévouement de Mravinsky ; de son épouse qui raconte Evgueni Alexandrovitch, sa naissance en 1903 dans une famille aristocrate qui perdrait tout à la Révolution, son honnêteté absolue à ses idées – il parviendrait à n'être jamais membre du Parti, par exemple, et aux questions des représentants du régime, n'hésiterait pas à répondre qu'il était croyant, sans faire partie d'aucune secte religieuse, « la croyance en Dieu étant une affaire personnelle » –, son amour de la vie et de la nature, sa passion pour la littérature et la philosophie, etc. ; des chefs Kurt Sanderling et Mariss Jansons qui exposent sommairement sa technique de direction. L'amitié et la collaboration étroite avec Dmitri Chostakovitch (dont il créera nombre des symphonies) sont bien sûr largement évoquées. Cette somme n'hésite pas à confronter des avis différents, et c'est ce qui fait son charme. On approche peu à peu le personnage, celui dont une violoniste dira que si elle était une bonne instrumentiste en entrant dans l'orchestre, elle deviendrait véritablement musicienne en travaillant avec lui.

Dans les répétitions de L'Inachevée de Schubert en 1978 et de la 2ème Symphonie de Brahms, on découvre une voix extrêmement posée, une autorité polie et sans appel, un souci du détail conférant à l'obsession du parfait. Grâce aux images volées d'une séance d'enregistrement, on le voit anxieusement tirer sur sa cigarette en écoutant une prise de son en cabine : éternel insatisfait, il douterait toujours. On aperçoit également des extraits de plusieurs concerts : Raymonda de Glazounov en 1941, La vie pour le Tsar de Glinka en 1948, la 4ème Symphonie de Tchaïkovski filmée en 1957, la 5ème filmée en 1973, Casse-Noisette en 1940, la Symphonie n°5 de Chostakovitch en 1966 et en 1983, la 8ème et la 12ème en 1982, la 4ème Symphonie de Brahms en 1973, Khovantchina de Moussorgski en 1982, etc. On y observe une gestuelle fascinante : Mravinsky ne travaille qu'avec les avant-bras, les poignets et les mains, très souplement, ne décollant jamais ses bras du corps, de sorte que si les gestes et indications sont très visibles depuis l'orchestre, on ne voyait sans doute rien depuis la salle (il utilise rarement la baguette) ; n'était-ce pas une belle façon de disparaître pour ne laisser que la musique (on a l'impression que l'orchestre joue sans chef...) ? Le visage est concentré en une expression grave qui préserve ses secrets. La technique est engagée et présente, sans mouvement inutile ou emphase, sans théâtre, dans une grande tenue à laquelle la pâte sonore elle-même ressemble beaucoup, toujours extrêmement dense.

On possède peu de documents visuels : Mravinsky détestait les studios et refusait qu'on le filme ; c'est pour cela qu'on n'a pas de concert intégral à présenter. EMI propose donc deux séquences. D'abord l'Ouverture d'Oberon de Weber, captée sans public le 28 avril 1978. L'interprétation s'y avère d'une grande et rigoureuse élégance, imposant une couleur résolument classique pour base pour mieux faire arriver le thème lyrique, introduit par la clarinette, dans un parfum déjà wagnérien. Puis Francesca da Rimini Op. 32 de Tchaïkovski, le 19 mars 1983, en concert. Cette exécution d'une belle tenue est construite avec une discipline évidente qui sait tenir compte de l'expérience de compositeurs postérieurs, tel Moussorgski, pour n'en citer qu'un, de sorte que certains traits s'éclairent d'une modernité habituellement cachée, tout en se souvenant que l'auteur admirait Berlioz. L'art de la nuance y est subtil, sans grands contrastes ; le romantisme vient se loger dans l'essence même du son, sans heurts, sans bouleversements externes, et c'est avec un je-ne-sais-quoi de farouche qu’Evgueni Mravinsky respire cette musique.

« …La musique devrait être jouée pour Dieu, pas pour les gens. On n'a pas besoin de gens dans la salle. Le public n'est pas nécessaire. On le fait comme ça uniquement par tradition… » C'est ainsi que le chef russe s'exprimerait quelque temps avant de disparaître (1988).

Le Bonus, d'une qualité technique incomparablement meilleure, présente une version très dynamique, contrastée et enthousiaste de la 4ème Symphonie de Tchaïkovski, qui paraîtra échevelée après ce moment passé en compagnie de Mravinsky – Orchestre Philharmonique de Leningrad dirigé par Rojdestvenski au Royal Albert Hall, le 9 septembre 1971.

BB