Chroniques

par michel slama

Camille Saint-Saëns
Trios avec piano n°1 – n°2

1 CD Eloquentia (2014)
EL 1547
Le Trio Latitude 41 joue deux trios de Camille Saint-Saëns

« Je travaille tout doucement à un Trio qui fera, je l’espère bien, le désespoir des gens qui auront la malchance de l’entendre. J’en ai pour tout l’été à perpétrer cette horreur ; il faut bien s’amuser un peu. » Ainsi s’exprimait Camille Saint-Saëns à propos de son Trio en mi mineur Op.92 n°2 qui, certes, avait de quoi déconcerter un auditoire habitué à une musique plus immédiatement accessible, vingt cinq après la création de son Trio en fa majeur Op.18 n°1.

Par sa gaité et ses pulsations endiablées, le premier avait enthousiasmé un public acquis au grand musicien français. C’est une période faste pour le jeune Parisien de vingt-neuf ans qui a déjà conquis la chaire d’organiste de l’Église Saint-Merri, puis celle de La Madeleine, tout en enseignant le piano à la prestigieuse École Niedermeyer. Admiré par Berlioz et par Liszt, professeur de Fauré et de Messager, Saint-Saëns ne compte plus les succès et la fortune.

Cette jolie partition est empreinte de thèmes folkloriques des Pyrénées et d’Auvergne où le grand voyageur aimait à passer incognito. Favori du musicien qui en tiendra lui-même la partie piano, ce Trio sera interprété plus de vingt cinq fois de son vivant et créé par le grand violoniste et compositeur Pablo de Sarasate en 1864. Le deuxième mouvement est l’une des pages les plus célèbres de son auteur, par son rythme entêtant de bourdon au caractère mystérieux. Il contraste avec les trois autres épisodes, particulièrement enjoués et dansants.

En cinq mouvements, le second Trio aux antipodes du premier par son côté sombre et ne cédant rien à la facilité. Ce chef-d’œuvre méconnu est conçu au sommet de la notoriété de Saint-Saëns. Même si, depuis la guerre de 1870, les musiciens français sont peu enclins à goûter la musique prussienne, l’irrésistible troisième mouvement central, Andante con moto, semble être composé par Schumann ou Mendelssohn que le compositeur avait contribué à faire connaître en son pays.

En 1892, il a cinquante-sept ans et a connu de rudes épreuves sur le plan familial, avec le décès consécutif de ses deux fils et le naufrage de son mariage. Même s’il lui reste encore trente ans à vivre, il est déjà considéré comme l’un des génies musicaux de son temps et de renommée mondiale. Il a joué devant la reine Victoria qui admira ses talents d’organiste et d’improvisateur. Depuis 1871 ses tournées à Saint-Pétersbourg lui ont permis de se faire connaître du tsar Alexandre III auquel il a dédié le Capriccio sur des thèmes populaires danois et russes Op.79. Il a rencontré les plus grands musiciens de son temps, dont Tchaïkovski qui deviendra son ami.

Le trio Latitude 41 tire son nom de la latitude 41° N, commune à Rome et à Rhode Island, lieux qui sont chers au cœur des instrumentistes qui le composent depuis 2009. Il s’agit de la violoniste Livia Sohn, du violoncelliste Luigi Piovano et de la pianiste Bernadene Blaha. Après un enregistrement très prometteur dédié au Trio en mi bémol majeur D.929 de Schubert, Latitude 41 nous livre une version intéressante des deux trios de Saint-Saëns, techniquement sans reproche, mais manquant de rayonnement et de flamme, surtout dans le premier. C’est peut-être à cause d’un violon parfois un peu serré et nasal, le piano et le violoncelle étant, eux, exemplaires.

L’éditeur Eloquentia a eu l’idée de faire commencer ce CD par l’opus 92, moins célèbre et peut-être plus foisonnant d’inventions mélodiques. Latitude 41 y brille particulièrement et captive l’attention. L’ambiance y est toute schumanienne. On reste sous le charme de cette interprétation pleine de grâce. Il n’en va pas de même de l’opus 18, un peu trop sage et manquant de la fantaisie débridée et virtuose que nous ont fait connaître Emil Gilels, Leonid Kogan et Mstislav Rostropovitch dans un live fameux. Ce disque reste malgré tout une belle initiative, soutenue par le Palazzetto Bru Zane qui a vocation de faire revivre le patrimoine musical français du grand XIXe siècle.

MS