Chroniques

par bertrand bolognesi

archives Sviatoslav Richter
enregistrements 1952

1 CD Urania (2004)
SP 4218
archives Sviatoslav Richter | enregistrements 1952

Grâce à Urania Italia (Milan), on retrouve avec ce disque le grand pianiste russe Sviatoslav Richter dans quelques enregistrements moscovites, dont un live du Concerto Op.92 n°1 d'Alexandre Glazounov qui fut également disponible au Chant du Monde (avec le Concerto n°1 de Rachmaninov), saisi le 14 décembre 1952 avec Kirill Kondrachine à la tête de l'Orchestre des Jeunes de Moscou. Le compositeur, pédagogue et chef d'orchestre pétersbourgeois exilé à Paris en 1928 pour les huit dernières années qui lui restaient à vivre, a honoré plus d'une fois le genre concertant, avec le fameux Concerto pour violon (1903), sans doute sa partition la plus jouée aujourd'hui, un Concerto pour trompette, un autre pour le saxophone, et deux concerti pour piano. Le premier affirme une forme inhabituelle en deux mouvements enchaînés : un Allegro moderato aisément émouvant, puis un Tema con variazioni d'une grande richesse. Richter, qui affirmait volontiers préférer cette œuvre exigeante à son pendant violonistique plus attendu, articule moelleusement le solo de la première partie, après une rentrée opulente, en parfaite intelligence avec la brève et sombre introduction d'orchestre. Sa lecture se veut avantageusement romantique, fabuleuse d'énergie et de dynamisme, traitant les grandes envolées sans complaisance ou rubato excessif, tout en sachant poser le déchirant thème élégiaque avec soin et sensibilité. Avec ses élans de passion, ce premier mouvement semble habité d'un climat romanesque particulier, qu'on jurerait propre à illustrer quelque film britannique sentimental de l'entre-deux-guerres ! L'orchestre s'y montre fiable et assez discret, tout au service du soliste, ô combien brillant. En revanche, le surprenant second mouvement est amorcé par des bois incertains qui brouillent malencontreusement l'arrivée du nouveau thème. Kondrachine aurait gagné à nourrir plus son jeu, ce qui aurait porté l'œuvre qui, ainsi donnée, demeure assez plate. À trente-huit ans, Richter, jouissant d'une prodigieuse infaillibilité (septième variation), sculpte une sonorité d'une incroyable délicatesse (huitième variation), dose minutieusement chaque équilibre (quatrième variation), tout en se montrant facilement vaillant, d'une main gauche musclée (cinquième variation), et parvient à rendre musical une partition somme toute virtuose et technique qui s'achève dans une orgie d'effets un rien vulgaires à laquelle les interprètes réunis alors s'adonne avec une fermeté salutaire.

Cet enregistrement se complète de deux extraits d'un récital donné dans la capitale soviétique deux mois plus tôt. Tout d'abord les Tableaux d'une exposition de Modeste Moussorgski dans lesquels le pianiste s'engage avec une fougue diablement excitante. À la première Promenade alerte à souhait et qui ne traîne jamais succèdent un Gnomus proprement échevelé, une deuxième Promenade plutôt recueillie, un Vieux Château rapide et farouche comme jamais, presque piqué, chargé d'une grande force évocatrice. La Promenade suivante s'emballe de plus belle, les Tuileries sont articulées par un démon, et Bydlo fait la course ! Sachant ménager son public autant que son endurance, Richter surprend par une élégance un rien distante et amusée dans la quatrième Promenade, introduisant un Ballet des poussins plein d'esprit et magnifiquement joueur, dont les très lents trilles permettent d'amorcer un encore plus spectaculaire accelerando. Après un Samuel Goldbenberg et Schmuyle d'une délicate expressivité, la dernière Promenade est assénée au pas de charge : on dirait que tout devient alors d'une urgence délirante, menant l'auditeur dans une sorte de vertige assez angoissant, disons le mot. Un lumineux Marché de Limoges fait une pause salutaire dans ce train de folie, alors que Sepulchrum romanum s'avère très habité, servi par de saisissants contrastes et un je-ne-sais-quoi de spirituel dans lequel Cum mortuis in lingua mortua se pose tout naturellement, comme en lévitation. Enfin, après une Baba Yaga d'une méchanceté absolue, Sviatoslav Richter commence La grande porte de Kiev comme de loin, très judicieusement, si bien qu'il obtient un véritable effet de volée de cloches, d'autant accentué par l'accord précaire de l'instrument (redoutable, il faut bien le dire). Quelle énergie : on se dit qu'il déplacerait des montagnes ! Voilà qui emportera l'enthousiasme.

Dernière œuvre au programme, la Sonate Op.62 n°6 d'Alexandre Scriabine lui va nettement moins bien. Son jeu est toujours impeccablement soigné, bien sûr, et même un peu trop minutieux, un rien scolaire, appliqué, sage et poli. Du coup, ça finit par paraître laborieux. Rien des folies précieuses de Sofronitski ou terribles de Yudina, par exemple.

BB