Chroniques

par michel slama

archives Frederica von Stade
intégrale des récitals Columbia

1 coffret 18 CD Sony Classical (2016)
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en un coffret, voici l'intégrale des récitals Columbia de Frederica von Stade

Sony nous offre, enfin, en dix-huit CD, le legs complet des récitals de Frederica von Stade pour CBS entre 1975 et 1999. Le ravissant mezzo-soprano nord-américain démarra sa grande carrière dans les seventies qui virent aussi la naissance du renouveau baroque, auquel elle participa activement. Artiste complète, actrice à la voix sensuelle, tendre et virtuose, avec une ligne de chant alliant de confortables aigus et des graves dignes d’une abyssale contralto, elle fit merveille aussi bien dans Monteverdi, Mozart et Rossini que dans les musique française des XIXe et XXe siècle, musique allemande, opérette, musical ou musique contemporaine.

En 1963 (à dix-huit ans), elle est envoyée à Paris, « la ville du savoir-vivre », pour y étudier. Elle se destine au piano, mais très vite lui préfère le chant, après un concert donné par Elisabeth Schwarzkopf en 1965 – une révélation, selon elle. Elle retourne quatre ans plus tard à New York où elle est auditionnée au Met’ par le redoutable Rudolf Bing qui lui offre un contrat de trois ans. En 1972, c’est aux côtés de Kiri Te Kanawa, son amie de toujours, qu’elle accède à la célébrité avec Le nozze di Figaro de Mozart, elle en Cherubino, son rôle fétiche, et l’autre glorieuse débutante dans celui de la Contessa, bien sûr.

Pour inaugurer l’ère Liebermann à l’Opéra de Paris, Georg Solti fait inviter son Cherubino favori à l’Opéra royal de Versailles pour des Nozze de légende. Le grand chef hongrois les enregistrera quelques années plus tard (Decca), l’intégrant à un cast’ de luxe (Te Kanawa, Popp, Ramey, Allen). Herbert von Karajan invite Frederica von Stade à Salzbourg et lui fait enregistrer le même rôle en 1978 (EMI). La même année, il en fera sa Mélisande au disque – Debussy est un des compositeurs fétiches de notre diva – avec, là aussi, un cast’ luxueux : José van Dam, Richard Stilwell et Ruggiero Raimondi. Les Parisiens purent apprécier sur scène son interprétation particulièrement habitée et envoûtante, entourée des mêmes interprètes, mais sans Karajan. Dans les années quatre-vingt, elle est une Angelina de rêve (Rossini, Cenerentola), rôle qu’elle interprète en alternance avec Teresa Berganza à Garnier. Elle fait quelques incursions très remarquées et superlatives dans la musique lyrique du XXe siècle : Octavian inoubliable et plus androgyne que nature, aux côtés de la Feldmarshallin de Kiri te Kanawa (Strauss, Der Rosenkavalier), et avec les grands cycles de Lieder de Mahler, enregistrés en 1979 et disponibles dans ce coffret. Claudio Abbado la choisit pour Das himmlische Leben qui clôt la Symphonie n°4 (DGG).

Dès lors, on ne compte plus les gravures audio et vidéo ni les captations de productions légendaires auxquelles elle participe. Sa séduction incroyable, alliée à un engagement théâtral plein de grâce, en a fait la coqueluche des chefs d’orchestre, metteurs en scène et, bien évidemment, de fans passionnés dans le monde entier. Sa voix au timbre très particulier, au vibrato serré et léger, ne pouvait laisser indifférent. Elle avait ses adorateurs et ceux qu’elle exaspérait. CBS est l’éditeur qui l’a le plus enregistrée, cette intégrale des récitals Columbia représentant à merveille l’art de Flicka, comme on la surnommait affectueusement. Sur les dix-huit CD, deux sont, en fait, des extraits de ses intégrales, Il ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi, Cendrillon et Chérubin de Massenet, Mignon de Thomas et Hansel und Gretel d’Humperdinck. Les seize autres reproduisent les programmes d’origine tels que parus en LP, à l’époque.

Son premier récital à la pochette originale délicieusement vintage (1974) ne fait pas dans la facilité. Le premier récital d’une jeune cantatrice est d’habitude une compilation de tubes destinée à célébrer la voix de la future diva. Ici, l’humilité de Miss von Stade lui fait préférer une carte de visite pour happy few… Il commence par des duos de Schumann et de Brahms qu’elle interprète avec le soprano aujourd’hui oubliée Judith Blegen, et propose un kaléidoscope des répertoires qui seront les siens. Délicatement accompagnée par un ensemble de chambre, la splendeur de cette voix (qui ne s’est jamais flétrie) fait merveille dans le Lied comme dans Mozart ou Scarlatti et déjà dans la mélodie française (Chausson et Saint-Saëns). Ce sera la règle pour ses différents récitals : peu de tubes, mais des extraits qu’elle apprivoise et cisèle en vue d’intégrales ou de programmes thématiques. En 1976, le deuxième est déjà entièrement consacré à l’opéra français. Elle offre des pépites prémonitoires de ce qu’elle enregistrera plus tard : Berlioz, Gounod, Massenet, Meyerbeer, Offenbach et Thomas sont au programme. Souvenirs de ses sixties de bonheur parisien, la musique française restera l’un de ses domaines de prédilection. Au moment où Massenet et Berlioz sont enfin réhabilités, elle livre une Cendrillon toute d’émotion et de tendresse, un Chérubin plus vrai que nature, mais aussi une Charlotte bouleversante (Werther), une Marguerite noble et charnelle (Damnation de Faust). Sony propose en 1983 une version d’exception des Nuits d’été (couplées avec La damoiselle élue de Debussy), avec Seiji Ozawa et le Boston Symphony Orchestra qui se souviennent de Charles Munch.Ce témoignage est incomparable pour le chatoiement des coloris vocaux associés à une direction particulièrement inspirée. À Ravel qu’elle aimait particulièrement, elle rend hommage au travers d’un menu entier de mélodies avec orchestre, dont sa somptueuse Schéhérazade, icône idéalement accompagnée par Ozawa en 1979. Toujours pour le chant français, elle offrit en 1982 une version intégrale de référence des Chants d’Auvergne et des Chants de France de Joseph Canteloube qu’elle a patiemment laissé mûrir. Dans ses récitals, elle aime confronter baroque et classique, contemporain et musical. Pour clore ce large panorama français, l’éditeur restitue deux émouvantes contributions tardives : un Voyage à Paris (1993) où Debussy, Ravel, Satie, Honegger, Poulenc et Messiaen sont à l’honneur, et une sémillante anthologie des opérettes d’Offenbach (1994).

La critique française lui reprocha souvent une élocution débraillée, voire aux limites de l’incompréhensible : un débat inutile et sans rapport avec la défense de notre langue qu’elle entreprit dès le début de sa carrière. Ce qui touche l’auditeur, c’est cette façon de composer un personnage pour chaque situation, même au disque, comique comme tragique, juvénile ou mature. Ah quel dîner, je viens de faire de La Périchole d’Offenbach est un exemple de la truculence qu’elle peut inventer. Reine du cross-over avant l’heure, elle adore Offenbach, l’opérette viennoise et la comédie musicale. Elle enregistrera une belle version intégrale de The sound of music de Rodgers et Hammersteins (Telarc) et une superbe compilation de Broadway, My funny Valentine (EMI). Le présent coffret consacre deux CD au cross-over : un concert de Noël avec Kathleen Battle et Wynton Marsalis, enfin Flicka, original recueil de songs.

Tout au long de sa carrière, Frederica von Stade s’est beaucoup passionnée pour la création. Dominick Argento compose pour elle The Aspern papers qu’elle interprète en 1988. Elle crée le rôle de la Marquise de Merteuil des Dangerous liaisons de Conrad Susa, aux côtés de Renée Fleming et Thomas Hampson (1994). Pour Dead man walking de Jake Heggie [lire notre critique du DVD Moby-Dick], Flicka propose Susan Graham pour la remplacer, l’une de ses dignes héritières. Deux CD illustrent ici son engagement : en 2000, Elegies et Sonnets to Orpheus de Richard Danielpour ; enfin l‘ultime Collaborations, un CD généreux qui puise dans les introuvables de la diva. Heggie côtoie Bernstein, Barber, Bolcom, Schönberg, Strauss et même Schubert, Mendelssohn et Dvořák. Que retenir de ce legs du legs ? L’ineffable Invocation à la lune de Rusalka de Dvořák, la Langsamer Walzer des Brettl Lieder de Schönberg où elle imite Marlène Dietrich, les Paper Wings d’Heggie ou le bouleversant Must the winter come so soon de Vanessa de Barber ? Non, sur l’île déserte, j’emporterai le magique trio final du Rosenkavalier avec rien moins que Renée Fleming et Kathleen Battle, à Berlin, dirigées par Claudio Abbado, le 31 décembre 1992.

MS