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Dossier
Aline Zylberajch
portrait d'une claviériste
Comment dit-on ? « Claviériste » ? Oui, sans doute est-ce le meilleur mot pour désigner l’artiste qui s’exprime au clavecin, au virginal, à l’orgue et au pianoforte, que ce soit en tant que continuiste dans un ensemble ou en soliste. C’est avec grand plaisir que nous vous invitons dans l’atelier de la musicienne Aline Zylberajch, dans son amour pour les instruments originaux, sa passion pour les sonates de Domenico Scarlatti mais encore pour le répertoire « intermédiaire »
Quelques éléments de biographie
Venue relativement tard à la musique, Aline Zylberajch est entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris par le biais de la classe de solfège spécialisé où l'on acquerrait une grande virtuosité dans les changements de clés, les lectures de rythmes parlés et les dictées atonales. Récompensée en clavecin (classe de Robert Veyron-Lacroix), analyse (classe de Claude Ballif) et histoire de la musique (classe de Norbert Dufourcq), la musicienne suivra les conseils de Ton Koopman à Amsterdam, avant de rencontrer une approche très différente de l'apprentissage musical à Boston, au New England Conservatory of Music : « de brillants professeurs en jeans et baskets, confie-t-elle, un vieux sage allemand qui initie un public très divers à l'analyse schenkérienne, en pestant contre la fainéantise de l'étudiant moderne – « Encore des vacances ! À Berlin on ne partait jamais en vacances » –, la cohabitation entre Brahms, Monteverdi et le jazz rendue possible au sein d'une institution, les premiers cours de danse baroque... ».
De retour dans le Vieux Monde, elle sera Korrepetitor non loin de Bâle, sa barque croisant alors les mêmes eaux que des jeunes interprètes talentueux comme Christophe Coin, Bruce Dickey ou Gabriel Garrido, et quelques aînés tels Andrea von Ramm et Jordi Savall. Parallèlement commence un travail avec des membres de Ris et Danceries, la compagnie de Francine Lancelot « …qui nous a tant appris sur la relation entre musique et danse baroque, mais aussi, plus simplement, que toute musique peut-être danse, que tout geste instrumental, s'il est juste, vient d'une chorégraphie subtile ». C'est naturellement que la claveciniste Aline Zylberajch est amenée à se produire au sein de nombreux ensembles baroques français, invitée à se tourner vers la pratique du pianoforte par sa curiosité pour la musique et les instruments de la fin du XVIIIe siècle. Ainsi diversifie-t-elle les répertoires, étendant ses explorations de Byrd à Schubert tout en abordant l'opéra et le Lied. Aujourd'hui, l'artiste (par ailleurs professeur de clavecin au CNR de Strasbourg) se produit en soliste, accompagne divers instrumentistes et chanteurs tout en participant aux activités du Parlement de Musique et des Nièces de Rameau, deux formations qui la comptent parmi ses membres.
Comment est né l'instrument que vous jouiez lors de votre récital au Festival d'Ambronay, en septembre dernier ?
Il y a trois ans, la Cité de la musique (paris) m'a invitée à participer à une série de concerts sur l'œuvre de Scarlatti, jouée sur les instruments de son Musée. À la question de mon choix particulier d'instrument, j'ai répondu que ceux du Musée (fort beaux par ailleurs) n'étant pas spécifiquement prévus pour la musique de Scarlatti il pourrait être intéressant de faire entendre certaines pièces sur clavecin et d'autres sur une copie de pianoforte Cristofori. En effet, Scarlatti ayant eu plusieurs instruments de ce type à sa disposition en Espagne, il est plus que probable que nombre de ses sonates aient été interprétées au pianoforte. Tombés d'accord sur ce projet, encore fallait-il trouver ledit instrument.
Les copies existantes de Cristofori ne présentant que quatre octaves, le choix de sonates se trouvait limité. J'ai contacté Denzil Wraight que je connais bien et qui m'avait réalisé un grand clavecin allemand d'après Gräbner, absolument magnifique. Denzil Wraight est non seulement un facteur talentueux mais également musicologue, un chercheur passionné qui a « ausculté » tous les clavecins italiens et signé de nombreux articles fort érudits, notamment dans le Grove Dictionary. En fait, reconstituer un pianoforte de cette époque était une expérience qu'il souhaitait réaliser depuis quelque temps. L'occasion faisant le larron, il s'y est attelé. On sait que la reine d'Espagne possédait un instrument d'une étendue de cinquante-six notes, signé Giovanni Ferrini, l'assistant de Cristofori qui a poursuivi la production de pianos après le décès de celui-ci. Trois jours avant le premier rendez-vous du cycle Scarlatti, Denzil Wraight a livré un instrument excellent , d'une extraordinaire fiabilité, comme tout ceux qu'il construit ; il m'a conquise dès la première minute.
Après avoir été joué par Enrico Baiano, ce pianoforte a naturellement séduit beaucoup d'interprètes, comme Linda Nicholson qui l'a utilisé pour enregistrer une quinzaine de sonates de Scarlatti ou Dirk Börner qui l'a choisi pour accompagner les sonates pour viole de gambe de Carl Philipp Emanuel Bach, mais il a également convaincu de nombreux facteurs de piano. Personnellement, je trouve que par la rondeur, la suavité et la délicatesse de sa sonorité, il fait comprendre le cantabile de Scarlatti. C'est l'instrument le plus proche de l'idéal vocal dont peut rêver un claveciniste. La fréquentation de ce Cimbalo di piano e forte detto volgarmente di martelletti (terminologie utilisée par Lodovico Giustini en 1732 pour l'édition de ses sonates) est une expérience, une inspiration irremplaçables pour tout claviériste qui s'intéresse à cette époque, que l'on joue seul ou qu'on accompagne un instrument ou une voix. Et il a le pouvoir magique d'émouvoir tous les auditeurs. Il me paraît aujourd'hui évident que ce pianoforte apporterait aussi un éclairage passionnant à un répertoire plus large. Lorsqu'on sait que la mécanique conçue par Bartolomeo Cristofori fut copiée par Gottfried Silbermann, cela ouvre de nouvelles perspectives, comme d'y jouer la musique de Johann Christian Bach, partant qu'un Cristofori a voyagé à Londres, de Carl Philipp Emanuel et, pourquoi pas, celle de Johann Sebastian puisqu'il fut tout à fait convaincu par sa plus tardive rencontre avec les instruments Silbermann.
Pratiquez-vous autant le pianoforte que le clavecin ?
En fait, je les fréquente tous les deux par périodes. D'abord claveciniste, je suis venue au pianoforte par passion pour le répertoire de transition entre les deux instruments, beaucoup d'œuvres de Carl Philip Emmanuel Bach, notamment, ne pouvant être jouées au clavecin, ou du moins certainement pas de manière satisfaisante. Petit à petit, j'ai osé aborder Mozart, Haydn, Schubert, etc. La pratique de la musique de chambre d'ailleurs : pourquoi ne joue-t-on pas plus en France les magnifiques trios de Haydn ? – et l'accompagnement de Lieder m'apportent beaucoup. Il m'arrive de présenter le pianoforte à des pianistes modernes, non pas avec l'idée de les y « convertir » mais pour les inciter à réfléchir non seulement sur une possible transcription d'une sonorité particulière, mais également sur l'écriture elle-même. Par exemple : le piano de Mozart ne comprenait que cinq octaves ; le sens de l'aigu chez Mozart est noyé dans l'immensité du clavier moderne. La palette de la dynamique est également à reconsidérer. Par ailleurs, la recherche de couleurs, les questions posées par les phrasés indiqués sur la partition, l'interprétation des ornements s'éclairent forcément lorsqu’on prend contact avec les instruments anciens.
L'émergence de nouvelles formes d'écriture dans la musique de chambre à la fin du XVIIIe siècle, proposant de nouvelles relations entre le clavier et les instruments à cordes, est de ce point de vue un sujet très intéressant. On conçoit alors des jeux de construction sonore, une complémentarité entre les lignes et les timbres où le rôle de chacun est chaque fois redéfini, et ce différemment si l'on choisit d'interpréter l'œuvre au clavecin ou au pianoforte, le choix restant ouvert dans la plupart des cas. J'enseigne le clavecin au conservatoire de Strasbourg : je suis donc continuellement ancrée au clavecin. L'enseignement, que je pratique depuis longtemps déjà, est une activité importante pour moi. Grâce aux réflexions qu'elle suscite sur le toucher, la manière d'aborder le son, l'appréhension de toutes sortes de répertoires, l'accompagnement d'autres instruments mais aussi l'abord de la basse continue – une petite ouverture sur l'improvisation et la composition –, l'étude du clavecin me semble une excellente manière d'apprendre la musique.
Aujourd'hui, je trouve que trop de jeunes se cantonnent uniquement dans la pratique de leur instrument et j'encourage mes élèves à cultiver plusieurs cordes à leur arc, de faire parallèlement des études universitaires. Le métier est de plus en plus difficile et mieux vaut être parfois un musicien amateur heureux qu'un professionnel frustré. Cela ne m'empêche pas de les inciter à travailler la musique le plus intensément possible. C'est aussi l'une des responsabilités de l'enseignant, je crois : aider quelqu'un à se trouver, qu'il se révèle au bout du compte musicien professionnel ou non n'étant jamais le but. Le principal, c'est de ne pas renoncer à cette question fondamentale : qu'est-ce qui, pour un élève, est si important dans le fait de faire de la musique, dans sa connaissance de lui-même. De même en tant qu'interprète doit-on se poser sans cesse cette question : pourquoi jouer en public, qu'ai-je à dire, à transmettre et… que peut-il bien m'arriver si je n'y accède pas ? Pour moi, il n'y a pas que des raisons musicales qui président au choix d'enseigner.
Le directeur du CNR de Strasbourg, Marie-Claude Segard, encourage toutes sortes de projets qui ouvrent l'institution vers l'extérieur. Elle a notamment créé un cycle de spécialisation touchant tous les domaines instrumentaux (y compris la direction d'orchestre avec Kirill Karabits, depuis cette année) et permettant à des étudiants qui ont terminé leur cursus de venir travailler avec un professeur d'une manière très souple quant à la fréquence des cours. Du coup, ces classes peuvent accueillir des gens qui vivent loin. Ainsi ai-je eu une élève ukrainienne qui s'installait trois ou quatre jours à Strasbourg toutes les six semaines. Elle-même enseignante dans son pays, elle n'aurait jamais pu tout abandonner là-bas pour venir ne serait-ce que six mois en France parfaire le répertoire français. En ce moment, je fais travailler un jeune Turc inscrit dans ce cycle avec son épouse qui pratique le violon baroque.
Parlant des répertoires de transition, est-ce à supposer que vous investissez la musique de Graun, Marpurg, Sack, etc., les artistes de l'École berlinoise du Lied ?
Il y a là des pièces extrêmement intéressantes, particulièrement dans le domaine du Lied. Les Lieder de Carl Philip Emmanuel Bach, qui restent peu joués, constituent un chaînon manquant de l'histoire musicale, en tout cas injustement négligé. Mais il y a également toutes les écoles d'Europe centrale, avec de nombreux compositeurs restant à découvrir. Dans ce répertoire, c'est d'abord la forme qui m'interpelle. De la même façon qu'au XVIIe siècle surgit une ébullition de formes intermédiaires autour de la Toccata, combinant la polyphonie la plus stricte à l'expression non mesurée, à la fin du XVIIIe siècle CPE Bach bouscule les formes, à la recherche de modes d'expression qui traduisent la nouvelle sensibilité, sans renier sa connaissance de la science du contrepoint. La codification des nouvelles formes surviendra plus tard, de sorte que la création est, à ce moment, traversée par un souffle fascinant. Fantaisies, sonates et rondos suivent le canevas d'une sorte de mélodrame sans texte. Tenter d'approcher aujourd'hui la « traduction » de ce discours est un défi qui me passionne. Pour ce faire, les écrits de CPE Bach sont évidemment la première source d'inspiration, mais on peut aussi fréquenter la correspondance de ses contemporains, les écrivains et bien sûr les poètes que les compositeurs ont choisi de mettre en musique. D'autre part, on écoute Haydn différemment lorsqu'on s'attache à la filiation évidente avec l'art de CPE Bach – du point de vue de la structure, de l'art de la variation, des modulations... et de l'humour. Vous l'aurez compris, voici un projet qui me tient à cœur : j'aimerais arriver à faire partager ma passion pour Carl Philip Emmanuel Bach que tant de gens (en France en tous cas) abordent en haussant les sourcils.
En tant que continuiste, vous avez beaucoup joué avec plusieurs formations et interprètes baroques (Herreweghe, Minkowski, Les Nièces de Rameau, etc.) et vous participez aux activités du Parlement de Musique. Pensez-vous que cette pratique régulière inspire la récitaliste que vous êtes ?
On entend souvent dans la musique pour clavier l'écho d'une autre sonorité, vocale ou instrumentale – c'est même parfois la photographie en noir-et-blanc d'une œuvre conçue pour d'autres instruments. Lorsqu'on fréquente le répertoire d'orchestre ou l'opéra (que j'adore), je suis certaine que l'imagination poursuit immanquablement le voyage derrière les touches. L'inspiration vocale est souvent présente dans la musique baroque et, en enseignant, il m'arrive de demander aux élèves d'inventer des paroles à une phrase, françaises ou italiennes, pour qu'ils trouvent plus facilement une couleur et une manière plus naturelle de structurer le discours. Mais tout cela demeure une alchimie délicate, une recherche qui ne saurait être toujours vraiment dicible ni même consciente. Cela pourra, par exemple, se traduire dans la relation de la mélodie à la basse, ou un aller-retour entre une conception longue du phrasé, plus violonistique, et l'articulation proprement clavecinistique, avec toujours à l'horizon la quête de la justesse du discours. Et, comme le dit CPE Bach, on ne saura émouvoir sans être soi-même ému...
Dans le cadre du festival Musica, l'un de vos élèves joue une pièce pour clavecin et électronique de Kaija Saariaho ; pratiquez-vous vous-même la musique d'aujourd'hui ?
Je l'ai fait plus fréquemment dans le passé qu'à présent. En tant que soliste, mais aussi avec le Parlement de Musique – il y a quelques années, nous avons donné en création une œuvre de Gualtierro Dazzi, dans le cadre dumême festival. Il est vrai que, ces derniers temps, l'enseignement, les différents instruments que je pratique, la recherche de partitions parfois difficilement accessibles, les concerts du Parlement de Musique et les exigences de ma vie de famille rendent difficile mon exploration d'autres univers musicaux. En revanche, je considère que mes élèves ne doivent pas passer à côté de la musique de leur temps. Avant de pouvoir affirmer un choix personnel, encore faut-il connaître les œuvres, au delà des nombreux a priori qu'on peut croiser ici et là. Mises en place par le conservatoire de Strasbourg sur l'impulsion de Jean-Dominique Marco (directeur de Musica) et de Marie Claude Segard, les résidences de compositeurs, sont une grande chance pour nous : elles ont occasionné des moments magiques entre étudiants et créateurs, ces derniers (sans avoir forcément spécifiquement écrit pour le clavecin) prenant le temps de venir leur parler non seulement de leur conception de la musique mais aussi de leur approche personnelle du son d'un clavecin. Avec Ivan Fedele, professeur de composition, nous avons pu mettre sur pied une rencontre très enrichissante entre élèves compositeurs et jeunes clavecinistes qui, après que je leur ai présenté un clavecin italien, accordé en mésotonique, donna naissance à plusieurs variations sur une pièce de Frescobaldi, interprétées en concert, chaque compositeur ayant travaillé avec un étudiant. De même Pascal Dusapin a-t-il accepté de « livrer en pâture » à nos clavecins une de ses pièces pour piano, avec toutes les adaptations que cela imposait. Pour cela, travailler à Strasbourg est réellement irremplaçable.
Comment voyez-vous la vie musicale d'aujourd'hui ?
Il me paraît important de réfléchir sur les raisons et conditions du concert. Qu'est-ce qu'un concert ? Pourquoi y aller ? Que recherche l'auditeur d'aujourd'hui en allant écouter de la musique dans un lieu précis plutôt que confortablement installé chez lui ? Comment faire pour que la musique ne soit pas cantonnée à un public de plus en plus restreint ? Je n'ai pas de réponse. Si nous pouvions ouvrir plus l'univers de la musique dite « classique », sans démagogie ni passer par de douteux cross-over, peut-être retrouverait-elle sa nécessité première.
Lorsque la musique vivante était ressentie comme indispensable dans toutes sortes de cadres – fêtes populaires, célébrations et deuils, messes et fêtes religieuses etc. –, on était probablement plus sensible à l'expression musicale, quel que soit le contexte. Actuellement, l'écoute de bien des gens semble passer par un circuit intellectualisé où l'on n'ose guère vivre l'émotion (qui accepte la descente en soi-même que propose la musique, sans défense ?), qui plus est la partager ou la dire. Indépendamment de la responsabilité d'une politique culturelle, ce qui est indispensable, je crois qu'il revient aux musiciens eux-mêmes de réfléchir à une manière de tenter de s'adresser à d'autres auditoires, de pouvoir jouer dans toutes sortes de circonstances, en désacralisant le concert. Car enfin, est-il vraiment sain que de nombreux musiciens se placent, volontairement ou non, sur une orbite parallèle qui n'aura jamais de chance de croiser le public ? Ne doit-on pas d'urgence œuvrer à ce que la musique redevienne essentielle à la vie intérieure de monsieur Tout-le-monde et l'aide, comme hier, à traverser les épreuves du siècle ? Peut-être est-ce un combat perdu, peut-être l'accès à un autre type de création individuelle via les nouveaux outils informatiques, caméras digitales et autres logiciels de composition va-t-il façonner durablement l'homo-carte-à-puce et l'éloigner définitivement de tout cela ? Ou, comme François Couperin, aimera-t-il à nouveau mieux ce qui le touche que ce qui le surprend...