Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 15 septembre 2003

Alexis Descharmes
portrait d’un jeune violoncelliste

interview et séance photos avec Alexis Descharmes par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Instrumentiste des plus présents sur la scène musicale contemporaine, Alexis Descharmes aborde avec un même bonheur les œuvres pour violoncelle solo des classiques et celles d’Elliott Carter ou de Kaija Saariaho. De même, après une découverte dans Messagesquisses de Pierre Boulez lors d’un concert des élèves du CNSM (Paris), l’entendons-nous régulièrement au sein d’ensembles tels Court-circuit.

Comment avez-vous abordé la musique ? Avez-vous étudié un autre instrument que le violoncelle ? Pourquoi vous être concentré sur celui-ci ?

L'environnement familial était favorable : mes parents sont tous les deux professeurs de piano, et ma sœur est violoniste. J'ai d'abord fait de la percussion, à l'âge de cinq ans et jusqu'à mes dix ans. J'ai commencé le violoncelle à neuf ans, et j'ai fait aussi un an de cor : ma mère, très prévoyante, voulait anticiper sur la qualité de mon Service National (mais je n'étais pas très doué pour le cor, et je me suis débarrassé du Service National grâce à mes talents de comédien) ! C'est donc le violoncelle qui l'a emporté. Le choix s'est fait un peu par hasard, je crois, ma mère aimait beaucoup le violoncelle, j'ai dit pourquoi pas, pour lui faire plaisir (rassure-toi, Maman, je ne regrette rien !). En tout cas, j'étais sûr et certain de ne pas vouloir apprendre le piano : trop de piano à la maison ! Avec le temps, le violoncelle m'est apparu comme un medium, sans qu'il y ait quoi que ce soit de partisan dans la démarche. Je ne me suis jamais senti violoncelliste dans l'âme (et je n'ai jamais travaillé les incontournables concertos du répertoire, comme Schumann ou Dvořák). Très tôt, j'ai abordé l'univers contemporain, et par ce biais, je me suis positionné très vite dans les questions sur l'inouï (au sens du non-encore-entendu).

Quelles ont été les rencontres importantes – les maîtres, les chocs, les événements, etc. ?

Le premier grand choc, ce fut Le Sacre du Printemps chorégraphié par Béjart, vu à Lausanne lorsque j'étais au collège. Ce spectacle a suscité une attirance particulière pour le monde de la danse. Il a changé ma façon d'appréhender l'espace et le mouvement, et jusqu'à ma façon de jouer. Par la suite, j'ai souvent travaillé avec des danseurs, et je continuerai. La grande rencontre, c'est évidemment celle de Pierre Boulez. D'abord avec un concert à la Cité de la Musique, en 1995, auquel ma sœur m'avait traîné (merci Virginie !) et où j'ai découvert Répons. Cette musique que je ne connaissais pas m'a ému jusqu'aux larmes ; et j'en étais le premier étonné ! Ensuite, j'ai rencontré Boulez lui-même lors d'académies d'été. Le travail avec lui est toujours très efficace. Sa direction est précise et sensuelle… comme sa musique ! Il fait partie de mes tuteurs imaginaires (avec Savall, et quelques autres). Ce qui ne m'empêche pas de ne pas tout apprécier, bien sûr. Pour apprécier quelqu'un, je ne suis pas forcément d'accord en tout point avec lui, mais ceux sur lesquels je le suis n'en revêtent que plus d'importance. J'ai eu la chance de jouer presque toutes les œuvres de Boulez qui comportent une partie de violoncelle, sous sa direction : Messagesquisse, Pli selon Pli, Explosante-fixe, Dérive, des extraits du Livre pour Quatuor et très prochainement Répons.

Vous vous produisez en tant que soliste, chambriste, vous apparaissez occasionnellement au sein d’orchestres, d’ensembles, vous êtes parfois dans la fosse de l’Opéra ; on peut dire que vous êtes très présent…

Je n'aime pas faire la même chose deux semaines de suite. Donc, je varie les plaisirs ! Je travaille avec des partenaires différents, et aborde beaucoup de répertoires, de Dowland à Carter. Je joue plus de musique contemporaine parce que je m'y sens compétent. Mon activité se partage en deux tiers de musique contemporaine pour un tiers de musique ancienne (au sens large). Cet équilibre me convient ; si je dépasse la proportion en musique contemporaine, le rapport au son de mon instrument est faussé ; si je fais la bascule sur l'autre domaine, il me manque quelque chose. Au conservatoire, Descharmes était celui qui fait du contemporain, bien souvent chargé du sous-entendu que je ne savais pas jouer autre chose… J'ai eu besoin de jouer toute la musique pour contrecarrer cette idée préconçue.

interview et séance photos avec Alexis Descharmes par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Aujourd'hui, je pense pouvoir servir autant Grisey que Schubert, et si l'on me colle une étiquette de défenseur de la musique contemporaine, je ne la trouve pas si moche ! Je sais ce que je fais bien, et je connais mes limites. Et je n'en souffre plus. Jouer les jeunes compositeurs présente un risque, parfois. On ne sait pas ce qui va sortir de la partition… En général, j'aime bien me sentir utile : dans la création, j'ai l'impression que je sers à quelque chose ; du mieux que je peux, j'apporte ma petite pierre au grand édifice du patrimoine musical. Mais la création est parfois assez perverse : si le concert n'est pas bon, le public remet d'abord en cause le compositeur, alors que c'est l'interprète qui est le plus sévèrement jugé pour les musiques anciennes ! Je me fixe donc d'être très exigeant dans ce travail, afin de servir au mieux l'auteur, le plus honnêtement possible (mais on est souvent soumis à la tentation). En jouant la musique plus ancienne, on peut difficilement échapper à des conventions interprétatives. Je refuse de me rafraîchir la mémoire (cette mémoire-là), et j'essaie d'aborder ces partitions avec la même objectivité que les œuvres nouvelles, pour lesquelles il n'y a pas de traditions d'interprétation. Il y a cependant parfois d'excellentes traditions interprétatives dont il faut tenir compte, bien sûr. Mais il faut se garder d'accorder un crédit systématique au jeu de tel interprète qui a travaillé avec l'auteur : ça n'implique pas forcément que l'auteur en question ait avalisé cette interprétation pour tout autre instrumentiste. D'autant que l'on peut faire admettre ceci ou cela à un compositeur, un peu à l'arraché. Les interprètes ont leurs limites : elles ne doivent pas prévaloir sur l'intention de l'auteur. Chaque génération gagne en savoir-faire, on joue techniquement mieux aujourd'hui qu'hier, et nos collègues de demain nous auront dépassés : on aurait trop vite tendance à faire changer un trait au compositeur quand l'œuvre n'est pas encore éditée.

Quels sont vos compositeurs de prédilection ?

Tous, sauf certains ! Sérieusement, tous les compositeurs m'intéressent, mais je n'aime pas ceux qui ne sont pas honnêtes avec la musique qu'ils écrivent, qui écrivent parce qu'il faudrait écrire comme ceci ou comme cela, ou parce que c'est plus simple à écouter, ceux qui écrivent pour toute sorte de raisons et avec toute sorte de manières préméditées. Je préfère une musique moins brillante mais plus sincère. Composer sans sincérité, c'est laid comme une déclaration d'amour motivée par une arrière-pensée salace ! Parmi les gens sincères, il y a ceux que je connais bien, ceux que je connais moins bien, et puis voilà ! En travaillant leurs partitions, on apprend à les aimer. Esthétiquement, je préfère Wagner à Verdi, Grisey à Lachenmann, Dowland à Purcell, Rameau à Scarlatti, par exemple… Mais ces propos ne sont pas contractuels ! Je change très souvent d'avis (d'ailleurs j'ai découvert très récemment des œuvres admirables d'Offenbach, pour lequel j'avais jusqu'ici un a priori très méprisant ! En règle générale, je ne demande qu'à être convaincu).

Comment abordez-vous une œuvre en création ?

J'essaie d'être le plus malléable avec la partition, pour servir le compositeur. Lorsqu'il est là, j'essaie de l'aider, d'être à la fois un serviteur docile et de lui éviter certains écueils, de le conseiller tout en évitant de lui proposer des solutions instrumentales qui risqueraient de travestir son idée musicale. Sans doute est-ce difficile également pour le compositeur de ne pas se laisser influencer par les démonstrations des interprètes, les catalogues de trucs sonores, si je puis dire… tentation pour l'instrumentiste, écueil pour le compositeur…

Pouvez-vous évoquer le travail avec Pierre Boulez ?

interview et séance photos avec Alexis Descharmes par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Avec plaisir ! Boulez est rapide et efficace. C'est très impressionnant. Il va droit au but : on n'a pas le temps de comprendre qu'il a déjà résolu tous les problèmes. Pour Pli selon Pli au disque, il y avait très peu de séances d'enregistrement. La première partie, Don, a été enregistrée en deux heures, c'est incroyable ! Il sait s'entourer de gens compétents et fiables. Lorsqu'on sait qu'on va travailler avec Boulez, on se prépare sans doute plus que pour d'autres projets, si bien que tout le monde est soudain plus compétent et fiable que jamais. Il fait partie des rares artistes avec lesquels j'ai encore le trac. Je sais qu'il me connaît, qu'il m'estime, qu'il m'aime bien ; je ne bredouille plus en lui serrant la main, comme au début, mais l'admiration reste trop forte pour que l'habitude efface le trac. Il est toujours souple, détendu, et concentré. J'admire chez lui, outre l'efficience de sa démarche, le fait qu'il se remette sans cesse en question, tout en gardant bien en vue son objectif musical.

Quel est votre rapport à la musique ?

Disons que c'est un peu comme le rapport amoureux : la présence de l'autre est souvent problématique, mais dès que je suis loin, l'autre me manque… En musique, c'est pareil : quand je travaille beaucoup, il y a des questionnements, des conflits, mais je suis incapable de prendre plus de trois jours de vacances : il me faut très vite écouter des disques, lire des partitions, car la musique me manque… en revanche, pas forcément mon instrument !

Quels sont vos projets ?

J'ai envie de faire quelques disques. C'est important pour moi d'enregistrer les choses, non pour la postérité - je m'en fiche ! - mais pour moi, comme l'on fait un album de photos de soi-même, pour fixer les choses, car je ne joue pas aujourd'hui comme je jouerai dans vingt ans. Je viens de terminer un disque Elliott Carter, pour le label Assaï, qui sortira en mars. J'ai trouvé en Martin Kaltenecker un partenaire de confiance, aux goûts musicaux sûrs, et qui ne place pas la rentabilité en tête du cahier des charges… ça fait du bien ! Il y aura ensuite un disque Liszt, pour la fin 2004. Puis des projets sur des œuvres de Kajia Saariaho, Zemlinsky, Klaus Huber, Offenbach, Steve Reich - des esthétiques très différentes. Je participe également aux concerts de l'ensemble Court-circuit, et je m'occupe de Quaerendo invenietis, un ensemble de chambre à géométrie variable, au service de toutes les musiques de qualité, et actuellement en résidence au Musée Carnavalet, à Paris. Nous avons formé cet ensemble avec des amis du conservatoire (Antoine Tamestit, Nicolas Baldeyrou, Pierre Bleuse, etc.) Nous jouons en priorité de la musique non contemporaine, mais elle n'est pas exclue. Nous nous produisons au rythme d'un concert par mois, depuis trois ans, entourés de musiciens choisis notamment pour leurs qualités humaines, pour le plaisir, pour l'amitié.

Quel instrument jouez-vous ?

Un violoncelle moderne fabriqué en 1998 par Friedrich Alber, un jeune luthier allemand qui a fait ses études en Angleterre et qui s'est installé à Montpellier. C'est un instrument très polyvalent, et pas cher. Je n'ai jamais eu le fantasme des vieux instruments italiens… En fait, si, comme tout le monde, mais je n'ai jamais eu les moyens de m'en payer un ! Mais je me suis fait une raison depuis longtemps, je ne suis pas frustré du tout. Sinon, je joue aussi du violoncelle ténor, plutôt rare, un instrument anglais de 1751, mais qui manque de répertoire.