Chroniques

par bertrand bolognesi

Alban Berg
Wozzeck

1 coffret 2 CD Andante (2004)
AN 3060

Sorti en même temps que le coffret Lulu que nous vous avons présenté il y a quelques semaines [lire notre critique du CD], c'est le premier opéra d'Alban Berg que le label Andante offre d'entendre dans la version viennoise de 1955, une nouvelle fois énergiquement dirigé par Karl Böhm. Cette réalisation est d'abord une rencontre de la jeunesse : Böhm avait conduit les musiciens de l'opéra de Darmstadt en 1931 dans cet ouvrage – et Berg aurait, parait-il, estimé cette version supérieure à celle de Clemens Kraus à Vienne – à l'âge de trente et un ans ; en 1914, Berg lui-même subissait un véritable coup de foudre pour la pièce de Büchner qu'il venait de voir au théâtre, si bien qu'il n'eût aucun doute, à vingt-neuf ans, qu'il s'agissait bien là du livret de son futur opéra (qui serait créé par Kleiber père sous les tilleuls en février 1925) ; enfin, le célèbre Wozzeck que fut Walter Berry se mesurait doublement avec cette production de novembre 1955 : pour la première fois, il se voyait confier un vrai grand rôle, pour la première fois il incarnait ce personnage avec lequel il allait faire une heureuse carrière… à vingt-six ans ! Pour couronner le tout, dix ans après les destructions dues à la guerre, c'est dans un Opéra reconstruit, flambant neuf, et dans le cadre des festivités de sa réouverture tant attendue, qu'eurent lieu ces représentations.

Le climat n'a pas grand'chose à voir avec celui de Lulu. Nous ne sommes pas dans une ronde ensorcelante, mais dans une linéarité implacable qui avance tout droit vers le désastre. L'interprétation de Böhm s'avère terriblement expressive, voire expressionniste, contrastée, toujours chargée d'une violence effrayante qui est bien celle de l'œuvre. Par exemple, la scène 3 du premier acte (Andrès et Wozzeck) est amorcée par un orchestre sombrement lancinant, dont la plénitude des cordes reste soignée, et avance vers une brutalité paranoïaque de plus en plus angoissante, insoutenable et monstrueuse, de sorte que l'arrivée fondue de l'interlude suivant devient nécessaire comme un baume qui viendrait cicatriser une émotion déjà grande avant de nous emmener plus loin. Et si doux qu'il soit, ce passage n'en arbore pas moins un solo de violon désolé qui entretient à lui seul le pernicieux malaise qui parcourt l'opéra. Plus loin, dans la scène avec le Docteur, c'est encore l'orchestre qui parvient à tisser et suggérer la vie intérieure des personnages, tout en conduisant inexorablement la situation. Et cette façon d'aider le drame à se profiler génère un final de premier acte lyrique et cependant jamais sensuel – peut-être pourrait-on dire affreusement lyrique. Après cela, rien ne sera jamais plus comme avant. Dès les premières mesures d'orchestre de l'Acte II, on sait être définitivement sorti de tout anodin, si tant est qu'il ait pu y avoir quoi que ce fût d'ainsi définissable jusqu'alors. Ainsi la scène Marie / Wozzeck dans la rue, devant la maison, où elle est belle comme le péché, parait-elle génialement fragmentaire, comme taisant énigmatiquement ce qui se trame dans le cœur du pauvre homme. Plus loin, le chef saura ne pas caricaturer le ländler (quatrième scène du deuxième acte) comme c'est malheureusement trop souvent le cas, en respectant l'élégance, toute villageoise qu'elle soit ; dans le même esprit, il n'appuiera pas la danse et le bal, préférant souligner la modernité de l'écriture orchestrale. Après un acte médian si dramatique, le dénouement arrive dans un calme déroutant, comme une évidence inévitable. Pas de grands effets au moment du crime, et c'est plutôt dans une sobriété glaçante que Wozzeck s'en va suffoquer dans les flots écarlates où il a jeté ce beau corps qu'il aimait tant.

Avec un plateau vocal de qualité, ce live vient magnifiquement compléter l'enregistrement studio de Böhm, plus poli. Peter Klein est un Capitaine d'un grand'guignol inquiétant et parfois macabre comme une toile d'Ensor, affichant une diction époustouflante, ô combien salutaire dans le sprechgesang omniprésent. Diablement sonore, il accuse quelques difficultés sur l'aigu qui toutefois ne nuisent jamais à une présence d'une grande plénitude. De même le Docteur de Karl Dönch est-il toujours très sonore, jouant de la souplesse de son organe pour rendre le timbre antipathique à souhait, jusqu'à rendre drôle – certes comme un grincement – l'opposition entre le calme et moelleux Wozzeck et ses propres aboiements. C'est ici Max Lorenz qui campe un Tambour-major d'une volontaire vulgarité qui sans doute l'aura reposé de ses habituels rôles nobles… Murray Dickie est un Andrès satisfaisant, de même la Margret de Polly Batic s'avère-t-elle tout à fait honorable, bien que la Chanson souabe du dernier acte soit peu crédible (trop opéra, en fait). C'est la soprano Christel Goltz qui chante Marie : la voix paraît énorme, avec de grandes possibilités, et peut-être même un peu trop lourde pour le rôle, plutôt desservi par un vibrato souvent instable, sans doute précieusement dramatique pour une Elektra, mais ici assez nuisible. Marie n'est pas une héroïne, et une voix d'héroïne ne peut que paraître vieillie et artificielle. Cela n'enlève rien au talent de la chanteuse : c'est juste une erreur de distribution. Enfin et avant tout, Walter Berry est tout simplement bouleversant ! Avec une voix dans une forme extraordinaire, un timbre plein, moelleux, un art de la nuance soumis aux exigences dramaturgiques plus qu'à des finasseries musiciennes, une facilité exemplaire en voix de tête, il construit un Wozzeck qui dépasse largement ceux qu'il enregistrerait ensuite. Il est d'une humanité troublante, fragile avec robustesse, et jamais le déchirant Man könnte Lust bekommen, sich aufzuhängen ! aura sonné si vrai. La voix est jeune, le chanteur généreux, et l'engagement total, et si Berry est un excellent Wozzeck avec Boulez quelques années plus tard, il est ici émouvant à pleurer. Tout cela font impérativement de cet enregistrement un indispensable.

BB